• Interview de [Kader Abderrahim->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=abderrahim] par Bérénice Dubuc

Dimanche, le Premier ministre tunisien, Mohamed Ghannouchi, qui dirigeait déjà le gouvernement de Ben Ali, a démissionné et a été immédiatement remplacé par Beji Caid Essebsi, qui a occupé ce poste sous l’ère Bourguiba. Kader Abderrahim, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), professeur de sciences politiques à la California University, et spécialiste du Maghreb, explique à 20minutes.fr quels sont les défis que le nouveau Premier ministre va devoir relever.

Mohamed Ghannouchi parti, cela signifie que la page Ben Ali est définitivement tournée en Tunisie?

La démission de Mohamed Ghannouchi ne signifie pas que le pouvoir a dépassé l’ère Ben Ali, on en est même très loin. Ce sont seulement les personnes les plus exposées, les plus visibles qui sont parties. Mais dans l’appareil d’Etat, il reste toujours, dans l’ombre des centaines, des milliers de fidèles de l’ancien raïs.

Les anciens serviteurs de Ben Ali sont toujours là, dans l’ombre. Ils sont dans tout l’appareil sécuritaire – police, garde nationale, RCD… – et ils ont des intérêts à défendre. Ils ne veulent rien lâcher, rien négocier. De temps en temps ils jetent de l’huile sur le feu et tentent de peser par la violence, en attisant les tensions et la haine, comme l’a prouvé la répression sanglante de la manifestation de vendredi dernier, où cinq Tunisiens sont morts.

Beji Caid Essebsi peut-il être un rempart face à ses violences?

Son principal challenge va être de ramener la stabilité dans le pays. Et il doit le relever très vite, dans les jours qui viennent, sinon la tentation sera grande pour la population de descendre dans les rues pour demander son départ. Il faut qu’Essebsi montre qu’il a un agenda, qu’il dise aux Tunisiens: «Voilà ce qu’on va faire et comment on va le faire». Il va devoir faire preuve d’une grande pédagogie.

Il faut qu’il se mette très vite en capacité de dialoguer avec ses compatriotes, mais aussi avec les différentes composantes politiques pour former un gouvernement d’union nationale très large, pour préparer les élections et ensuite se retirer. Toute la question est de savoir s’il va savoir convaincre ces jeunes qui attendent beaucoup. Il doit leur faire comprendre qu’il ne peut pas tout leur donner tout de suite, que le progrès, la démocratie, cela se construit, et donc que cela prend du temps.

Ce que n’a pas su faire Mohamed Ghannouchi?

Tout à fait. L’erreur qu’a commise Ghannouchi, c’est de s’isoler. Il a manqué de pédagogie, son gouvernement est apparu totalement décalé par rapport à l’ébullition de la société. De plus, le fait de se retirer dans la Kasbah puis dans le palais présidentiel de Carthage a été très mal vécu. Ca a été une rupture de plus avec la population.

La politique isole, mais dans cette situation d’entre deux, d’instabilité chronique, il est encore plus important de dialoguer, de faire passer des messages pour convaincre la population. C’est ça, faire de la politique. Mais, après la terreur qu’a exercé le régime de Ben Ali, les gens n’ont pas la structure mentale nécéssaire, ne sont pas préparés à exercer le pouvoir.

Et, selon vous, à 84 ans, Beji Caid Essebsi lui l’est?

Il incarne un autre système. Il a pris assez vite ses distances avec Ben Ali au début des années 90. Autre avantage: il est assez rompu à la politique, il a été formé par Habib Bourguiba. Il a l’expérience, et l’avantage de bien connaître la Tunisie. J’espère donc qu’il saura dialoguer avec toutes les couches de la société et faire passer son message, même aux plus jeunes. Car, selon moi, ce n’est pas une question d’âge. C’est plus une question de structure mentale, de capacité à s’adapter, de compréhension de ses compatriotes. On dit souvent que la politique c’est la rencontre d’un homme et d’un pays, je crois que c’est vrai. Et j’espère qu’Essebsi saura être cet homme, car la situation en Tunisie peut déraper si les hommes politiques ne sont pas capables de redonner de la stabilité au pays.