• Interview de [Karim Emile Bitar->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=bitar] par Fabrice Aubert

Contestation dans la rue, démission des ministres issus du syndicat UGTT (Union générale tunisienne du travail) et de l’opposant Moustafa Ben Jaafar, autres menaces de démission : l’Union nationale a-t-elle déjà du plomb dans l’aile ?

Tout d’abord, il est difficile de qualifier ce gouvernement d’Union nationale puisqu’une partie des forces politiques, celles qui sont ou étaient en exil, n’en font pas partie.

Aujourd’hui, la grande crainte de la jeunesse tunisienne, c’est de voir la révolution trahie, confisquée et kidnappée. Et l’attribution de trois ministères régaliens (ndlr : Intérieur, Affaires étrangères, Défense) à des caciques du RCD (ndlr :  Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de Zine El Ebedine Ben Ali), dont la dissolution n’a pas été prononcée, ne fait que confirmer ces craintes. Les arguments sur leur bonne réputation et sur la nécessité d’assurer la continuité de l’Etat avec des personnes compétentes n’ont pas convaincus. A cela vient s’ajouter l’incertitude sur le délai électoral. Les deux mois prévus par la Constitution n’étaient pas réalistes. Cela donnait l’impression que le calendrier allait trop vite, ce qui aggravait encore les suspicions. Le passage à six mois, décidé lundi soir, est le minimum nécessaire pour que les formations politiques autres que le RCD reprennent pied et élaborent leur projet.

Sans aller jusqu’à leur démission du gouvernement, il est suggéré les ministres du RCD quittent au moins le parti (ndlr : ce qu’ont fait le Premier ministre et le président par intérim mardi après-midi). Cette solution intermédiaire peut-elle calmer les protestataires ?

Il est encore trop tôt pour le dire. Pour calmer la situation, Mohammed Ghannouchi, le Premier ministre, doit faire des gestes. Cette solution ne sera peut-être perçue que comme un artifice. Mais elle aura au moins le mérite de rendre la présence et la force du RCD dans le gouvernement  moins flagrantes.

L’UGTT, le grand syndicat, ne soutient plus le gouvernement.  Son départ peut-il le faire chuter ?

Sous la dictature, le mouvement avait réussi à continuer de fonctionner en étant notamment très présent sur le terrain -c’était d’ailleurs le seul en dehors du RCD. Il a donc une assise sociale forte. Pendant la révolution, son rôle a été fondamental. C’est aujourd’hui une force sur laquelle le gouvernement doit compter. Son départ l’affaiblit considérablement, sur le court terme comme sur le long terme. Et l’UGTT aura des revendications à faire entendre dans la suite des événements.

Plus globalement, est-il possible de former un gouvernement sans les anciens du RCD ?

Sur le plan de la gouvernance, tout à fait. La Tunisie dispose de nombreuses ressources intellectuelles, aussi bien à l’intérieur qu’à l’étranger. Un exemple : ses étudiants en France et aux Etats-Unis sont généralement considérés comme de brillants économistes. Ils ont réfléchi à des politiques alternatives, ils ont des idées qui foisonnent, prêtes à être mises en œuvre, dans de nombreux domaines -planification, aménagement du territoire, protection sociale… Il est donc tout à fait possible de former un gouvernement en se passant du RCD.

Mais sur le plan de la politique politicienne, c’est différent. Il y a forcément un rapport de forces entre les membres de l’ancien régime, donc du RCD, et du nouveau. Et l’ancrage local est favorable aux premiers puisque le RCD était un parti-Etat tentaculaire. D’où la nécessité, dans l’optique des élections, de donner aux forces nouvelles le temps de reprendre contact avec les Tunisiens, notamment dans les zones les plus reculées.