• Federico Santopinto

    Directeur de recherche à l’IRIS, responsable du Programme Europe, Stratégie et Sécurité

Un environnement menaçant pour l’Europe

En début de semaine, Charles Michel a publié dans la presse européenne une carte blanche au ton particulièrement grave : »Si nous voulons la paix, il faut nous préparer à la guerre ; la Russie ne s’arrêtera pas en Ukraine ; nous devons passer en mode économie de guerre ».

Plus de deux ans après le début de la guerre en Ukraine, la pression se fait de plus en plus forte sur les Européens. « Il faut bien comprendre que ce conflit se joue évidemment sur le terrain, mais c’est aussi une guerre industrielle de production, analyse Federico Santopinto, directeur de recherche à l’IRIS, l’Institut de relations internationales et stratégiques. L’avantage ira probablement au pays qui est en mesure de produire plus de matériel. Or les Européens sont un peu en difficulté, la Russie ayant une capacité de production et de mobilisation plus importante, notamment parce que c’est une dictature et parce qu’elle peut bénéficier de l’aide de la Corée du Nord qui, bien qu’étant un pays extrêmement pauvre, a une capacité industrielle très, très importante. »

A la menace russe, s’ajoute l’éventuel retour de Donald Trump à la Maison blanche. Et même si ce n’était pas le cas, « les Etats-Unis sont déjà en train de démontrer que, quoi qu’il arrive lors des élections le 5 novembre prochain, ils prendront une certaine distance vis-à-vis de l’Europe en général et probablement également vis-à-vis de la guerre en Ukraine. Les événements actuels (le blocage de l’aide à l’Ukraine au Congrès américain, ndlr) prouvent qu’il ne faut pas attendre l’élection ou la non-élection de Donald Trump pour développer une défense européenne », conclut Federico Santoliquido.

Les faiblesses de la défense européenne

Confrontée à une guerre à sa frontière orientale et un potentiel éloignement de son allié américain, l’Union européenne doit donc en faire plus pour soutenir l’Ukraine et assurer sa propre défense. La question est au programme des dirigeants des 27 réunis à Bruxelles. La Commission européenne est venue avec une stratégie et un programme pour renforcer les capacités de l’industrie de défense européenne.

La stratégie fixe le cap qui se résume en une phrase : « investir plus, mieux, ensemble, européen ». Autrement dit, l’objectif est de produire et d’acheter plus d’équipements militaires en Europe.

L’est est nécessaire parce que les faiblesses de la défense européenne sont importantes. La première d’entre elles, ce sont « les capacités de production très limitées, explique l’expert de l’IRIS, spécialiste des questions de défense européenne. Les pays européens ont maintenu une industrie de défense extrêmement performante et technologiquement très évoluée, mais à un niveau « bonsaï », comme on dit. La France et d’autres pays n’ont pas voulu perdre des compétences et des capacités. Mais ayant fortement réduit les budgets militaires depuis la chute du mur de Berlin, ils n’ont pas été en mesure de produire en masse et n’ont pas de stocks suffisants. »

Autre problème : les pays européens coopèrent peu et font peu d’achats groupés. En 2021 et 2022, seuls 18% des achats de matériel militaire ont été réalisés dans le cadre d’une coopération européenne. Et quand les pays européens acquièrent du matériel, la plupart du temps, ils le font en dehors de l’Union européenne. « Depuis que la guerre en Ukraine a éclaté, les pays européens ont augmenté leurs budgets de défense, précise Federico Santopinto. Mais ils agissent de manière isolée, sans se coordonner entre eux. Ils achètent plus mais essentiellement en dehors de l’Europe. Selon une étude que nous avons menée à l’IRIS, 68% des achats des pays européens depuis le début de la guerre en Ukraine sont allés hors de l’Europe et 64% de ces 78% sont allés aux Etats-Unis. Cette augmentation des budgets militaires finit par affaiblir l’industrie de défense européenne parce qu’on finance ses concurrents. »

Une stratégie et un programme européens pour l’industrie de défense

La stratégie industrielle européenne de défense (connu sous son acronyme anglais EDIS) proposée par la Commission européenne vise à corriger le tir est fixe une série d’objectifs chiffrés. Les Etats-membres devraient dépenser au moins 50% de leur budget de défense pour du matériel fabriqué dans l’Union européenne d’ici à 2030, et 60% à l’horizon 2035. 40% de ces équipements doivent le fruit d’une coopération européenne.

Pour que cette stratégie devienne réalité, des mesures ont été compilées dans une proposition législative (appelé programme européen pour l’industrie de la défense, EDIP est son acronyme anglais) dont le but général, explique Federico Santopinto, est « d’éviter d’avoir 27 industries de défense fractionnées entre elles. Il faut travailler à une autre échelle. Aujourd’hui, si on veut avoir une industrie compétitive, il faut le faire au niveau continental pour permettre à cette industrie d’être en mesure de faire face à l’éventualité d’une guerre de haute intensité et donc d’être en mesure d’augmenter les cadences de production sensiblement si l’urgence et le contexte politique le demandent. »

Dans ce programme, certaines mesures vont très loin. « Il y a la possibilité que l’Union européenne, donc la Commission et les États-membres ensemble, puisse définir des priorités de production et les imposer tant à l’industrie militaire qu’à l’industrie civile. Ce serait une intervention réglementaire très, très puissante dans des cas d’urgence et dans des cas extrêmes. »

Un premier financement très limité

Le programme de renforcement de l’industrie est un acte législatif accompagné d’un financement. La Commission européenne propose 1,5 milliard d’euros jusqu’en 2027. Absurde par rapport aux ambitions ? « C’est très peu effectivement, surtout si vous considérez tout ce que la Commission européenne propose de faire. C’est presque absurde. Mais en réalité, ça ne l’est pas », juge Federico Santopinto. L’objectif initial est de créer un instrument, de mettre en place des compétences. Et si le budget de base est faible, il pourra être alimenté régulièrement par la suite.

Le spécialiste de la défense européenne prend l’exemple de la Facilité européenne pour la paix. « Cette facilité est un fonds créé en dehors du budget ordinaire de l’Union européenne bien avant la guerre en Ukraine. Il avait été prévu initialement pour pouvoir envoyer dans des pays tiers, en Afrique ou dans les Balkans, quelques kalachnikovs ou quelques véhicules blindés. Quand la guerre en Ukraine a éclaté, on a commencé à renflouer cette facilité pour agir dans l’urgence et envoyer massivement des armes en Ukraine. »

Cette semaine encore, cette Facilité a été alimentée avec 5 milliards d’euros supplémentaires.

Des pistes de financement pour l’avenir

D’où pourrait venir l’argent du programme de renforcement de l’industrie européenne ? Une idée circule qui s’inspire du plan européen de relance de 750 milliards d’euros lancé lors de la pandémie de Covid-19. Cette fois, on lancerait un fonds de 100 milliards d’euros, basé sur un emprunt commun. L’Estonie, la France y sont favorables. La Grèce aussi, par exemple. Le premier Kyriakos Mitsotakis défend la mise en place d’un « eurobonds » exclusivement réservé à la défense. « Si l’Europe veut rester protégée, elle doit envisager de nouveaux moyens de financer les dépenses de défense « , a-t-il déclaré ce jeudi à l’entame du sommet européen. Mais des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas sont nettement moins convaincus. C’est un euphémisme.

Une partie du financement de l’industrie de défense pourrait passer par la BEI, la Banque européenne d’investissement, une institution qui finance les politiques européennes. « Mais il y a une réticence au sein de l’administration de la BEI, explique Federico Santopinto, parce que pendant longtemps l’industrie de défense a été mal perçue par le public et que fonds souverains et privés, qui peuvent prendre en compte des considérations éthiques, y voyaient un problème en termes d’image. Mais il est fort probable que finalement le politique va finir par prévaloir sur le raisonnement économique et que la BEI va finir par financer également l’industrie de défense. »

Reste une autre piste. L’Union européenne envisage d’utiliser les bénéfices des avoirs russes gelés. Cette manne, estimée à quelque 3 milliards d’euros par an, aurait pu venir financer le programme de défense européen. Mais la Commission propose de n’utiliser que 10% de cette somme pour financer la défense européenne. L’essentiel de l’argent devrait servir à acheter des munitions et des missiles pour l’Ukraine, via la Facilité européenne pour la paix. Une question d’urgence que comprend l’expert de l’IRIS, même s’il pointe une contradiction. « La facilité pour la paix, c’est très bien. Mais en même temps, il faut savoir qu’à travers la facilité, les Etats membres achètent souvent en dehors de l’Union européenne. Donc on se retrouve dans une situation dans laquelle on dit qu’il faut acheter européen, qu’il faut constituer une industrie de défense européenne autonome mais, en même temps, on met beaucoup d’argent dans une Facilité qui permet d’acheter à l’étranger. »

Passer en économie de guerre, vraiment ?

Toute la difficulté aujourd’hui pour les Européens est de répondre à l’urgence, en aidant l’Ukraine, tout en réorganisant leur industrie de défense après des années de sous-investissement.

De là à faire basculer l’Union européenne dans une économie de guerre, comme le préconise Charles Michel ? On en est encore très loin, estime Federico Santopinto. « L’économie de guerre, c’est une expression macronienne. C’est-à-dire que c’est le président français qui l’a utilisé, mais de manière inappropriée. Une économie de guerre, ce n’est pas augmenter les cadences de production et la capacité de production industrielle et être plus autonome pour pouvoir faire face à des éventualités économiques de guerre. L’économie de guerre, c’est ce qu’on a vu pendant la deuxième Guerre mondiale. Ça veut dire que tout est mobilisé pour la guerre, y compris l’industrie civile. Il y a des réquisitions, il y a des nationalisations. Vous, à la RTBF, vous auriez quelqu’un qui viendrait vous dire ce que vous devriez faire. Non, aujourd’hui, l’Union européenne doit monter en puissance, mettre son industrie en ordre de bataille pour produire en masse et devenir une puissance de dissuasion. »

En attendant, aujourd’hui, la stratégie et le programme de renforcement de l’industrie européenne n’en sont qu’au stade de projet. Les chefs d’Etat et de gouvernement européens en discutent pour la première fois. Les négociations prendront des mois. Son éventuelle adoption tombera après les élections européennes de juin prochain.

 

Propos recueillis par Sandro Calderon pour RTBF.