« Ce que l’Histoire vient de nous offrir en cette année 2011 est une épopée d’ampleur homérique, mais il nous faudra quelques années de recul pour en prendre pleinement conscience. »
Amin Maalouf
A l’échelle internationale, l’année 2011 fut peut-être la plus mouvementée, la plus fascinante, la plus riche en événements depuis 1989. On s’attendait à une année de transition avant les grandes échéances électorales françaises et américaines de l’année 2012. On pensait que les peuples avaient succombé à la résignation et qu’ils n’étaient plus les acteurs de leurs propres destins. On pensait qu’ils continueraient passivement de subir : subir une crise économique profondément destructrice du lien social, en Europe et aux Etats-Unis ; subir des dictatures d’un autre âge et la négation de la dignité humaine au Moyen-Orient. On était loin de s’attendre à ce que cette année soit celle de toutes les indignations et de toutes les révolutions.
On avait fini par oublier la maxime, pourtant si simple, si limpide et si universelle, du grand philosophe italien Giambattista Vico : « Ce sont les hommes qui font l’histoire ». Et par conséquent, les hommes peuvent s’insurger, exiger la liberté et l’égalité, écrire de nouvelles pages de la saga humaine, imaginer des alternatives alors même qu’on leur serine de jour en jour, depuis 30 ans, la sentence de Margaret Thatcher, « There Is No Alternative », expression tellement répétée et assénée qu’elle est devenue un simple acronyme : TINA.
TINA, disaient les partisans du rigorisme monétaire et des politiques d’austérité, TINA disaient les autocrates qui exerçaient un pouvoir personnel depuis des décennies. TINA gouvernait le monde et exerçait un tel joug psychologique que personne n’osait la contester. 2011, « année de l’indignation planétaire », comme l’a qualifiée le Financial Times, fut celle où des millions d’hommes et de femmes, arabes ou occidentaux, ont dit : « Zut à Tina ».
Ils l’ont fait chacun à sa manière, de façon très hétérogène, souvent brouillonne, parfois irréfléchie et même puérile, mais avec une énergie, une détermination et une sincérité capables de soulever des montagnes. Ils semblaient animés par ce qu’André Gide appelait « cette tristesse active et résolue qui précipite l’homme aux actions les plus glorieuses.»
C’est donc naturellement l’indigné anonyme, le « protestataire », qui fut choisi comme « homme de l’année » par le magazine Time. Comprendre 2011, c’est d’abord évoquer la motivation de ces indignés, ainsi que le parcours et le message de celui qui a sonné le tocsin et qui fut le premier à porter le flambeau de l’indignation : Stéphane Hessel.
Dans les premiers jours de janvier 2011, à peine terminée la « trêve des confiseurs », alors que l’actualité était encore faible, les pages des journaux et magazines évoquent un impressionnant succès de librairie, celui d’Hessel et de son opuscule « Indignez-vous ! » (Editions Indigène, 2010).
Pendant plusieurs mois, ce petit livre d’une trentaine de pages avait été porté exclusivement par le bouche à oreille. Ce n’est que lorsque les chiffres de vente ont dépassé les 500.000 exemplaires que la presse française et internationale commencera à s’emparer du phénomène, et l’ouvrage s’est aujourd’hui vendu à plus de 4 millions d’exemplaires, en comptant les nombreuses éditions étrangères.
On est donc bien au-delà d’un inattendu succès de librairie, on touche à un véritable phénomène social, révélateur du malaise, des espoirs et des aspirations de très larges franges de la population, qui semblaient n’avoir plus voix aux chapitre.
Comment expliquer l’influence démesurée de ce livre ?
Certes, Stéphane Hessel est un homme d’un exceptionnel charisme, dont l’histoire familiale et l’itinéraire fascinent. Né en 1917 à Berlin, fils des écrivains Franz Hessel et Helen Grund, couple mythique immortalisé à l’écran par François Truffaut dans Jules et Jim, Stéphane Hessel fréquente dès son plus jeune âge l’avant-garde littéraire, intellectuelle et artistique de son époque, de Marcel Duchamp à Alexandre Calder en passant par Walter Benjamin et Aldous Huxley. Il est naturalisé français à l’âge de 20 ans et intègre dans la foulée l’Ecole Normale Supérieure.
Son attitude durant la guerre est proprement héroïque. En mai 1941, il rejoint le général de Gaulle à Londres et travaille au Bureau de contre-espionnage, de renseignement et d’action (BCRA). En 1944, ayant obtenu d’être envoyé en mission en France, sous le nom de code de Greco, il est arrêté par la Gestapo, déporté à Buchenwald puis transféré à Dora en 1945. Il subira la torture, le supplice de la baignoire, sera témoin des pires formes de barbarie et en sortira avec l’humanisme chevillé au corps et la volonté de ne point céder à la résignation.
Il participera alors à la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, aux côtés de l’américaine Eleanor Roosevelt, du docteur Chang représentant la Chine de Tchang Kai-Chek, du philosophe libanais Charles Malek, du juriste français René Cassin, du diplomate canadien John Peters Humphrey, et du physiologiste Henri Laugier, alors secrétaire-général adjoint de l’ONU. Hessel est aujourd’hui le dernier survivant des rédacteurs de cette charte, à laquelle il avait insufflé l’esprit de la France Libre. Il fera ensuite une longue carrière diplomatique au service de la France. Politiquement, seul Pierre Mendès France, rencontré à Londres, avait suscité son adhésion pleine et entière.
A 94 ans, Stéphane Hessel est toujours capable de déclamer, en plusieurs langues, des centaines de vers d’Edgar Allan Poe, de Rainer Maria Rilke, de Valéry, d’Hölderlin ou d’Apollinaire, poèmes qu’il a regroupés dans un livre intitulé Ô ma mémoire (Seuil, 2006). On peut donc aisément comprendre que le magazine Foreign Policy décrive Hessel comme étant « probablement l’homme le plus intéressant du monde. »
Mais la personnalité d’Hessel ne suffit pas à expliquer l’extraordinaire succès d’Indignez-vous ! Après tout, il avait déjà publié une remarquable autobiographie (Danse avec le siècle, Seuil 1997), ainsi qu’un livre d’entretiens avec Jean-Michel Helvig (Citoyen sans frontières, paru chez Fayard en 2008, dans la collection dirigée par Jean-Luc Barré). Ces ouvrages avaient trouvé leur public, obtenu un succès d’estime mais n’avaient pas caracolé en tête des ventes. Le prix réduit d’Indignez-vous n’est pas non plus une explication au succès du livre. De la même façon que dans l’histoire, on parle de « grand homme » lorsqu’un tempérament hors du commun rencontre des circonstances historiques, un livre ne devient un pareil phénomène que lorsqu’un message se retrouve en adéquation avec les besoins d’une époque.
Notre époque, on l’a vu, est celle où jeunes et moins jeunes ont envie de dire zut à TINA. Et l’indignation est la première étape, laquelle ne peut avoir de sens que si elle est suivie d’un engagement dans la durée, ce qu’Hessel a parfaitement compris puisqu’il a tenu à publier une suite à Indignez-vous, qu’il a intitulée Engagez-vous ! (Entretiens avec Gilles Vanderpooten, Editions de l’aube, 2011)
Hessel a donc touché une fibre très sensible, en tenant un discours simple et franc, souverainement dénué de ce cynisme devenu la marque de fabrique de notre monde post-moderne. Son succès s’explique surtout par le fait qu’il est porteur d’une nostalgie, d’un cri du cœur, et d’un refus de la soumission. Nostalgie de la France Libre et du programme du Conseil National de la Résistance, avec tout ce que ce programme représente comme valeurs de liberté, de dignité humaine, de solidarité, nostalgie également d’une période plus récente, celle des années 1990, qui furent celle d’un certain multilatéralisme et des différents sommets internationaux, celui de Rio sur l’environnement, celui de Pékin sur les femmes, ou encore celui où furent adoptés les « objectifs du millénaire ».
Cette nostalgie s’accompagne d’une guerre à l’indifférence. Hessel semblait avoir compris avant les autres que ce sont les hommes qui font l’histoire et qu’il est toujours possible de se révolter. Il n’a pas hésité à s’attaquer à des questions sensibles comme l’indépendance de la presse vis-à-vis des milieux d’argent, la situation tragique des palestiniens encore privés d’Etat, la toute-puissance des marchés financiers, les inégalités sociales de plus en plus criantes à l’échelle internationale mais aussi à l’intérieur même de chaque société occidentale.
Hessel achevait son témoignage par un éloge appuyé de la non-violence et par un appel à une « insurrection pacifique ». Son message a été entendu sept sur sept par des millions de personnes. D’autres millions, qui n’avaient jamais entendu parler du chevaleresque nonagénaire franco-allemand, ont semblé parvenir, intuitivement, aux mêmes conclusions, et l’indignation a triomphé, de l’avenue Bourguiba de Tunis jusqu’au Wisconsin, de la place Tahrir du Caire jusqu’à Zuccotti Park à Manhattan, des rues de Tel-Aviv à celles de Madrid, des places de Sanaa à celles de Santiago. Il est trop tôt pour dire si les indignés, sur fond de crise économique et de résurgence des identitarismes, pourront transformer l’essai et peser sur la vie politique de leurs pays, au-delà de l’hétérogénéité manifeste de leurs mouvements.
On pense à la phrase d’Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. » Alors que le monde sombre dans un marasme économique et politique qui n’est pas sans rappeler les prémices de la « montée des périls » qui a suivi la crise de 1929, des millions d’hommes et de femmes ont dit Non. Peut-être ne s’agira-t-il que d’un feu de paille, peut-être que ces jeunes rêveurs seront durement rappelés aux réalités, peut-être qu’on ne retiendra de leur action que la tentative de contrebalancer le populisme de droite par un populisme de gauche. C’est d’ailleurs là une des stratégies du mouvement Occupy Wall Street, qui cherche à contrebalancer le mouvement du Tea Party. Mais il n’en reste pas moins que des populations entières se sont soulevées et qu’il faudra désormais compter avec elles. Peut-être seront-ils au bout du compte défaits et balayés par les vents de l’histoire, mais la principale leçon de l’année 2011 est que l’histoire ne s’écrira pas sans eux, sans les peuples, sans ces êtres humains de chair et de sang que l’on avait fini par ne plus voir, tant la machine semblait bien huilée.