2018, la diaspora turque dans l’Hexagone avait voté à 63 % pour Erdogan. Cinq ans après, les Turcs en France sont-ils toujours derrière lui ?
Impossible de savoir si le pourcentage sera identique mais cela ne devrait pas énormément changer en raison notamment du
lien de l’électorat turc en France avec la Turquie. Le pourcentage obtenu par Erdogan en 2018 traduit le fait que l’électorat en France est plus légitimiste envers le président sortant que l’électorat turc en Turquie. En 2018, le président sortant avait obtenu 52 % des suffrages en Turquie à l’élection présidentielle. Il est fort probable qu’encore une fois, Erdogan fasse un meilleur score en France qu’en Turquie.
Comment le justifiez-vous ?
D’une part par la sociologie de la communauté turque en France. C’est une société qui est très endogène, qui ne se mélange pas beaucoup… Il y a peu de mariages mixtes même s’ils ont tendance à se développer. Il m’est arrivé de rencontrer des femmes turques qui étaient en France depuis de nombreuses années mais ne parlaient pas un mot de français. Tout cela est un indicateur du fait qu’il n’y a pas beaucoup d’intégration à la France. Pour autant, ce n’est pas une communauté qui pose problème. Selon les services de police français, les Turcs ont tendance à s’autoréguler.
Mais il faut aller plus loin et comprendre qu’une partie importante de la communauté turque en France est venue directement des provinces anatoliennes sans passer par la case des grandes villes turques telles qu’Ankara et Istanbul. Or, on sait très bien que cette partie de l’électorat est particulièrement conservatrice, attachée aux traditions. Lorsqu’on regarde une carte électorale de la Turquie, c’est d’ailleurs frappant : toute l’Anatolie vote pour le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir). Au contraire, l’extrême est du pays vote pour les Kurdes et l’extrême ouest choisit plutôt le Parti républicain du peuple, les kémalistes (CHP).
Ensuite, il faut bien appréhender la sociologie politique de la communauté turque en France. Cette dernière est politiquement très éclatée : le vote kurde se projette surtout sur le Parti démocratique des peuples (HDP) [lors des dernières élections, le HDP a fait près de 20 % en France contre 13 % en Turquie, ce qui indique que proportionnellement, il y a plus de citoyens turcs d’origine kurde en France qu’en Turquie] et le vote alévi [une minorité religieuse] s’oriente traditionnellement vers le Parti républicain du peuple.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer le rôle des imams en France. Jusqu’à présent, les imams étaient envoyés par l’État turc en France. Salariés de l’État, ce sont des gens qui, bien souvent, ne parlent pas Français et donnent des cours de religion en turc. Les valeurs défendues par ces imams ne sont pas particulièrement progressistes mais plutôt en faveur d’Erdogan. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles la France a estimé qu’elle devait mieux contrôler la typologie des imams qu’Ankara envoie à Paris. Toujours est-il que les imams installés en France, depuis des années, sont une façon déguisée de faire de la propagande à la gloire
du président Erdogan.
Cette diaspora française remonte bien avant Erdogan, dans les années 1960. Or à cette époque, elle était déjà très conservatrice. Quel est son rapport au kémalisme d’Atatürk, le père de la Turquie laïque et moderne ?
Au sein de l’électorat Erdogan, nombre sont ceux encore attachés à la figure titulaire que représentait Atatürk. Mais il est difficile de connaître leur proportion réelle. En France, une minorité vote Erdogan pour des raisons religieuses. Une partie des jeunes entre trente et quarante ans – née en France ou y vivant depuis longtemps – travaille dans le business et gagne très bien sa vie. Cette génération est très erdoganiste car à une époque, c’est lui qui a encouragé la libre entreprise, le néolibéralisme, la libre concurrence… Ces générations se sont enrichies et, aujourd’hui, continuent de voter Erdogan non pour des raisons idéologiques mais plutôt parce qu’il a dopé l’économie turque. Comment cette partie de l’électorat va-t-elle voter cette fois-ci ? Difficile à savoir car l’économie turque n’est plus aussi florissante qu’il y a quinze ans, et c’est le moins qu’on puisse dire.
Beaucoup de Turcs considèrent d’ailleurs les expatriés déconnectés du réel. Non seulement parce qu’ils ne subissent pas l’inflation galopante (environ 50 % ces cinq derniers mois) mais aussi car ils n’ont pas été directement touchés par le terrible séisme qui a fait 55 000 morts début février. Qu’en pensez-vous ?
Il est certain qu’aucun des expatriés en France se réjouit de la situation économique de leur pays d’origine. Toutefois, la réalité c’est que tous ces hommes, femmes et familles qui retournent en Turquie l’été, sont les rois du pétrole. La dévaluation et la dépréciation de la lire turque par rapport à l’euro leur profitent. Quant au séisme, il y a eu un mouvement de solidarité réel dans la communauté turque en France. Nombre d’entre eux avaient des liens familiaux avec des victimes du séisme. Mais il est vrai qu’ils ne l’ont pas subi directement.
En Turquie, l’image d’homme providentiel que se donnait Erdogan depuis plusieurs années a été ébréchée. Le système incarné par ce dernier – le néolibéralisme, la libre-concurrence – a permis à des entrepreneurs de construire au mépris des bâtiments antisismiques avec des matériaux de qualité médiocre. Et ce sont les mêmes images que l’on a vues lors du séisme de 1999. Vingt ans plus tard, rien a changé, ce qui signifie que ce système – au nom du profit immédiat – a octroyé des permis de construire à tort… Ce qui ne passe pas toujours au sein de l’électorat turc et Erdogan risque d’en payer le prix.
En moyenne, le président turc a quatre points de moins que son rival du parti de l’opposition Kemal KilicdarogluKiliçdaroglu dans les sondages. Le vote des diasporas turques à l’étranger pourrait-il changer la donne aux élections sachant qu’Erdogan n’est pas prédit vainqueur ?
La diaspora turque à l’étranger, c’est trois millions d’électeurs, ce qui est peu comparé au nombre de votants en Turquie, soixante millions. Mais en même temps, on sait que ça se jouera à peu de choses. Ces bulletins peuvent donc incontestablement avoir une influence. D’autant plus que les diasporas turques à l’étranger votent généralement pour Erdogan. Il faut aussi rappeler que le taux de participation à la présidentielle turque est largement supérieur en Turquie (entre 70 et 80 %) qu’en France (50 % en 2018). Ce n’est en effet pas toujours évident pour les Turcs en France de se rendre au consulat pour voter. Il se trouve parfois trop loin, ce qui les dissuade d’aller voter. Reste à savoir si les Turcs vivant en France se rendront plus aux urnes que les autres années en raison du contexte.