• Marie-Cécile Naves

    Directrice de recherche à l’IRIS, directrice de l’Observatoire Genre et géopolitique

Enjeu majeur de la campagne présidentielle aux Etats-Unis, le droit à l’avortement occasionne désormais un clivage dans le camp même des conservateurs. D’interviews en meetings, Donald Trump se montre évasif sur ses intentions concernant la question, s’il revenait à la Maison-Blanche. Alors qu’il a nommé trois des six juges qui, à la Cour suprême, ont mis un terme à ce droit constitutionneen juin 2022 par l’arrêt Dobbs  – une décision qu’il avait à l’époque non seulement saluée, mais mise à son crédit – et alors qu’en 2020, il avait été le premier président à assister à la grande marche annuelle anti-avortement, il n’a cessé ces derniers mois d’entretenir le flou. Il se présente même, aujourd’hui, comme un modéré. En effet, il parle de trouver un « compromis » avec les démocrates, qu’il définit le reste du temps comme des ennemis irréconciliables du projet de société qu’il entend mettre en place.

Or, et Trump ne l’ignore pas, si quelques rares sujets de l’agenda politique peuvent faire l’objet d’accords bipartisans, l’avortement n’en fait certainement pas partie. La plupart des leaders républicains se sont crispés dans une posture consistant à aller plus loin que Dobbs, lequel laisse à chaque Etat fédéré la possibilité de légiférer pour ou contre l’avortement. Une future loi interdisant, au niveau national, l’interruption volontaire de grossesse après 15 semaines, voire avant, est ainsi clairement envisagée par le parti.

Le tacticien qui voit loin

Les convictions personnelles de Trump ne sont pas en jeu. Avant 2015, il soutenait ce droit avant de le fustiger lors de la campagne qui le conduisit au pouvoir, dans le but de séduire lobbies et militants évangélistes. Il parlait alors de « punir les femmes » qui ont recours à l’avortement. Sa position actuelle est donc à interpréter comme un nouveau – et double – calcul politique : d’une part, se démarquer de ses rivaux lors des primaires républicaines, et d’autre part et surtout, s’aliéner le moins possible l’électorat indépendant et républicain modéré, en particulier chez les femmes. Car Trump, fort de son avance dans les sondages (plus de 40 points le séparent à ce stade de son concurrent le plus dangereux, le gouverneur de Floride, Ron DeSantis), voit déjà plus loin que les primaires : c’est l’élection générale de novembre 2024 qu’il a en ligne de mire. Et la défense de l’accès à l’avortement a toutes les chances d’y jouer un rôle très important.

Trump, quoi que l’on pense de lui, est un tacticien. Comme les démocrates, il a bien conscience que, depuis un an, dans les urnes, les républicains ont payé cher à la fois l’arrêt Dobbs et toutes les tentatives pour restreindre un peu plus l’accès à l’avortement : qu’il s’agisse des élections de mi-mandat de novembre 2022, de scrutins partiels ou de référendums, la défense de ce droit est très mobilisatrice dans l’électorat jeune et féminin, et pas seulement chez les progressistes. Il est vu aujourd’hui, en effet, comme une liberté individuelle fondamentale. Trump est l’un des rares leaders du parti républicain à refuser l’aveuglement sur la question. Ses challengers, quant à eux, sont contraints à la surenchère droitière pour séduire la base électorale la plus militante, la plus extrême parfois, et espérer créer la surprise aux primaires. La popularité de Trump auprès de cette même base est, quant à elle, davantage liée à sa personne, au véritable culte de la personnalité dont il fait l’objet, qu’à son programme en soi. C’est pourquoi être pointé du doigt par les franges extrémistes anti-avortement est un risque qu’il estime pouvoir se permettre, d’autant qu’il rappelle régulièrement qu’il n’a pas de leçon à recevoir sur le sujet.

Diaboliser DeSantis

Dans une récente interview à NBC, Trump en a profité pour tacler le gouverneur de Floride, parlant, à propos de sa loi interdisant l’avortement après six semaines – l’une de ces loi locales rendues possibles par Dobbs qui reviennent à l’interdire purement et simplement – de « chose terrible » et d’« erreur terrible ». Ce faisant, il fait sortir du bois DeSantis qui, de fait, n’assume pas sa loi des six semaines hors des cercles convaincus, pour le faire apparaître aux yeux de l’Amérique comme un fanatique incapable de gouverner le pays.

Mais que fera Trump s’il est réélu ? Il pourrait tout à fait, par exemple pour obtenir sur telle ou telle réforme le soutien des évangélistes ou de la frange la plus réactionnaire des parlementaires, promouvoir une loi fédérale ou signer de nouveaux décrets anti-avortement. Les démocrates ne le lâcheront pas là-dessus pendant la campagne, comme l’illustre un message du président-candidat Biden sur X, le 19 septembre : « Soyons clair, la responsabilité de mettre fin à Roe v. Wade [l’arrêt de la Cour suprême de 1973 qui faisait de l’avortement un droit constitutionnel] incombe à Donald Trump. Si vous votez pour lui, il ira encore plus loin ».

En tout état de cause, l’opportunisme dont Trump fait preuve aujourd’hui sur ce sujet est aussi une stratégie pour détourner l’attention des poursuites judiciaires dont il fait l’objet. Il garde ainsi la main sur le buzz.

 

Publié par Nouvel Obs.