• Lukas Aubin

    Directeur de recherche à l’IRIS, responsable du Programme Sport et géopolitique

 Comment a été vécue, pour la Russie, la décision du CIO de ne pas autoriser ses athlètes à participer à la cérémonie d’ouverture ?

Lukas Aubin : De la part du régime, c’est vécu comme une humiliation. Il y a un narratif diffusé auprès de la société qui explique que la Russie est une forteresse assiégée, attaquée par les puissances occidentales, et que le CIO est soumis à ces puissances occidentales. Donc, il faut se battre. Finalement, l’Occident réuni, uni, est bien plus puissant que la Fédération russe. En Russie, il y a donc ce narratif de David contre Goliath, où Goliath serait l’Occident et David la Russie, qui se battrait envers et contre tout. Il en va de même pour le fait de courir sous bannière neutre. La vision des Russes c’est que leur système sportif est opprimé et donc, les athlètes qui peuvent performer, même sous bannière neutre, sont davantage regardés, aimés, voire admirés. Il y a une forme de passion dans ce cadre-là.

Quel est l’impact, sur les Russes, de la décision du CIO de faire concourir les Russes sous bannière neutre ?

C’est difficile de dire exactement avec des statistiques précises ce que pensent les Russes en ce moment. Il y a, en gros, trois catégories de personnes vis-à-vis de cette question. L’immense majorité est finalement assez neutre sur la question, ne s’en mêle pas et a finalement peu d’intérêt pour cet événement. Ensuite, on a deux autres catégories. Celle qui est fondamentalement autour de Vladimir Poutine et qui perçoit ces décisions comme une forme d’injustice, comme une humiliation pour le peuple russe et qui considère qu’il va falloir utiliser cet événement pour faire valoir la grandeur du pays, qu’importent les difficultés. Et enfin, on a une troisième catégorie qui, elle, est davantage contre Vladimir Poutine – soit à peu près 20% de la population – et qui considère qu’en réalité, c’est le pouvoir russe qui met à mal le système sportif russe depuis des années.

Il y a cette perception du CIO comme étant un allié de l’Occident ?

On est dans l’idée que ces décisions prises par le CIO sont des décisions pro-occidentales, que le CIO n’est que la voix des États-Unis et de manière générale de l’Occident, qu’on ne peut plus les croire… C’est pour ça qu’il y a des accusations de néonazisme ou de fascisme à leur encontre. Il n’y a pas de démarche de remise en question de la part des autorités russes. On est plutôt dans une dynamique de : « Le monde du sport n’accepte pas notre façon de faire alors on va créer notre propre monde du sport. » C’est ce qui se passe actuellement avec la création des contre-jeux : les Jeux des BRICS et les Jeux de l’amitié.

Est-ce la fin de la diplomatie russe par le sport telle qu’on l’a connue ?

C’est une fin, mais ce n’est pas la fin. C’est aussi un début, parce que dans ce contexte d’exclusion, la Russie cherche des solutions, par le biais de ces événements sportifs parallèles. L’URSS l’avait déjà fait durant l’entre-deux-guerres, en créant les Spartakiades, qui étaient des JO pour les pays communistes, et en créant déjà lors du boycott des JO de Los Angeles en 1984, les Jeux de l’amitié. C’est là où la diplomatie sportive russe est toujours efficace, parce qu’elle cherche à rallier d’autres pays, d’autres puissances non occidentales, notamment en Afrique, en Amérique latine ou encore en Asie, qui vont probablement répondre favorablement à ces contre-Jeux.

On peut s’attendre à ce que, avec le temps, il y ait une lassitude au niveau des instances internationales vis-à-vis de la Russie et de la guerre en Ukraine, et qu’il y ait un retour complet à la normale pour le sport russe ?

On peut l’imaginer, oui. Mais pour le moment, c’est trop tôt pour le dire. On a beaucoup d’organisations qui restent encore vent debout contre la Russie. Je pense notamment à la Fédération internationale d’athlétisme ou au CIO, qui est peut-être l’organe sportif le plus puissant de la planète avec la FIFA. Pour l’instant, c’est trop tôt. Le pari de Vladimir Poutine c’est que si la guerre dure, les organisations internationales du sport et de l’Occident vont se lasser et ne plus réussir à être unies pour sanctionner la Russie. Et de fait, peu à peu, elle normalisera sa situation vis-à-vis des nations et donc aussi d’un point de vue sportif.

Le CIO a admis en conférence de presse que l’Ukraine l’aidait énormément pour repérer si les athlètes russes pouvaient être considérés comme neutres, ou non, concernant le conflit. Ça a surpris la Russie de voir la guerre s’étendre aussi dans ce domaine d’influence ?

On est dans une forme de guerre du sport : il y a la guerre réelle et il y a la guerre du sport. Cette guerre du sport, elle passe par des lobbyings, des contre-lobbyings, des tentatives d’influence, etc. Le CIO est au cœur de ces jeux d’influence. Et ce qu’on observe, c’est que l’influence ukrainienne a plus d’impact que l’influence russe. On a longtemps cru que la guerre du sport était entre autres dominée par la Russie, avec l’obtention des Jeux olympiques et paralympiques de Sotchi, de la Coupe du monde de football 2018, le fait que la puissance russe faisait régulièrement top 3 au classement des médailles aux JO, voire top 1 pour les filles de Sotchi… Bref, un pays qui avait des infrastructures, un système politico-économico-sportif fonctionnel. Et aujourd’hui, tout ce système patiemment construit, toute cette influence patiemment diffusée, sont mis en difficulté par cette guerre et par les contre-influences mises en œuvre, notamment par l’Ukraine, mais aussi par l’Occident, de manière générale.

On voit qu’il y a des Russes qui sont réintégrés au sein de certaines Fédérations, notamment l’escrime. Comment expliquer ce retour d’athlètes russes dans certaines Fédérations ?

Chaque Fédération a sa propre autonomie. Ce n’est pas le CIO qui décide ce que doivent faire les Fédérations. Le CIO ne peut que faire des recommandations et derrière, chaque Fédération a son propre positionnement. Le monde du sport n’est pas uni, même si les principales organisations sont plutôt contre la Russie. Ça explique donc pourquoi il faut vraiment regarder au cas par cas. Il y a des Fédérations où des Russes sont toujours dirigeants. C’est l’héritage de l’influence russe dans le sport. Quand vous êtes régulièrement top 3 aux Jeux olympiques, que vous mettez des millions, voire des milliards de roubles depuis des années pour avoir un système sportif performant, alors, celui-ci ne va pas disparaître en un claquement de doigts. Et même maintenant, à la suite d’une invasion de cette ampleur, il persiste.

Les athlètes russes qui vont pouvoir participer aux JO de Paris sous bannière neutre, s’engagent à ne pas avoir de lien avec le pouvoir, avec l’armée etc. C’est un engagement qui est vraiment tenable quand on est un athlète russe aujourd’hui ?

C’est très compliqué de tenir ce type de position. En Russie aujourd’hui, quand vous êtes un athlète pour le pays, vous êtes, dans une certaine mesure, lié à Vladimir Poutine et au patriotisme russe. Depuis que Poutine est arrivé au pouvoir, il a lié deux choses, patriotisme et culte de la personnalité. Et donc si vous êtes contre Vladimir Poutine, vous êtes un mauvais patriote. De fait, pour un athlète, c’est très compliqué de s’opposer frontalement au régime, sous peine d’être discrédité à l’échelle nationale par les médias et potentiellement pire, de recevoir des menaces, etc. Il faut bien rappeler que vous n’avez pas le droit aujourd’hui d’être contre la guerre, officiellement. Donc, il y a fort à parier que les athlètes neutres qui s’engageront à tout ça, le feront contre leur gré. Et le régime sera très au courant du fait qu’ils ont cette obligation.

Propos recueillis par Anna Carreau pour France Info : sport.