En quoi l’opération israélienne en cours en Cisjordanie se distingue-t-elle des précédentes ?
C’est probablement l’opération militaire la plus importante depuis 2002 et la deuxième intifada (débutée en septembre 2000). A l’époque Tsahal avait investi un certain nombre de centres urbains du territoire théoriquement administré par l’Autorité palestinienne issue des accords d’Oslo. Aujourd’hui, le contexte est néanmoins différent car il s’est produit la tragédie du « 7 octobre ». Même si la Cisjordanie est verrouillée par d’innombrables check-points quadrillant tout le territoire occupé et n’est pas dans la même situation que Gaza où se déroule une guerre ouverte. L’objectif est d’éliminer les principaux chefs des groupes armés qui sont apparus et développé, notamment à partir de mai 2021 avec la katiba (« bataillon », en arabe) de Jénine formé par un noyau composé de membres du djihad islamique mais rejoint par des activistes d’autres organisations à la fois du Hamas et du Fatah pourtant en concurrence avérée, puis à Naplouse début 2022 avec la katiba emblématique dite Areen al-Oussoud (« Tanière aux lions »), dont le chef sera tué en octobre 2022, mais qui servira de « modèle » pour la constitution d’autres groupes comme celui de la katiba de « réaction rapide » de Tulkarem. Cette dynamique a pris de l’ampleur après le 7 octobre et on retrouve d’ailleurs les villes de Jénine et de Tulkarem comme cibles principales des opérations majeures « anti-terroristes » menées par Tsahal aujourd’hui. L’armée israélienne a ainsi investi le camp de Nour Shams de Tulkarem – ce camp de quelque 13 000 réfugiés palestiniens créé en 1952 est l’un des 19 camps de réfugiés de Cisjordanie – où le commandant de la brigade éponyme des brigades d’Al Qods (branche armée du djihad islamique), Mohammed Jaber, alias Abou Shuja, a été tué le 29 août lors d’un échange de tirs. Elle a également éliminé dans le camp de réfugiés de Jénine, le chef de la katiba issue des brigades Ezzedim al-Qassam (branche armée du Hamas), Wissam Hazem le lendemain 30 août. Une autre opération s’est déroulée dans le camp de réfugiés d’al Faraa proche de la ville de Tubas tournée vers la vallée du Jourdain et qui n’était jusque-là pas spécialement connue pour être un fief de groupes armés ce qui signifie la prolifération de ces groupes de manière plus ou moins récente.
Comment expliquer cette évolution de la contestation armée de la présence israélienne en Cisjordanie ?
Cette évolution s’est faite en contrepoint de la disqualification de la légitimité de l’Autorité palestinienne incarnée par Mahmoud Abbas et stigmatisée pour son incurie, sa corruption et son népotisme et faisant croître le crédit du Hamas en Cisjordanie. Il y a une nouvelle génération de Palestiniens qui estiment – à tort ou à raison – qu’il n’y a plus d’autre option aujourd’hui que le recours à la lutte armée à laquelle avait renoncé la génération précédente puisque toute perspective politique semble exclue. De ce point de vue, l’explosion était probablement inévitable avant même le 7 octobre, comme si rôdait le spectre d’une troisième intifada (« insurrection »). Le point probablement le plus significatif de cette dynamique réside dans le fait qu’il y a sur le plan opérationnel le refus des jeunes activistes des divisions entre les factions politiques palestiniennes, comme celles opposant le Hamas au Fatah. On trouve même une certaine porosité transversale au sein de ces groupes qui agglomèrent parfois des activistes des diverses branches armées avec une logique synergique qui alimentent le risque d’une explosion générale alors même que Tsahal est massivement engagée à Gaza.
C’est la raison principale de l’opération israélienne ? Une intervention qui devrait donc se prolonger dans le temps ?
Les autorités israéliennes parlent une vaste opération « anti-terroriste » mais qui prend de plus en plus une forme de guerre compte tenu des moyens engagés (bulldozers géants qui défoncent les routes à la recherche de dispositifs explosifs enfouis, nombreux blindés, hélicoptères de combat, drones et diverses forces spéciales). A tel point d’ailleurs que le ministre des Affaires étrangères, Israël Katz, un « faucon » du gouvernement Netanyahou parle d’une « guerre dans tous les sens du terme » à l’instar de celle menée à Gaza – avec l’idée sous-jacente de la possibilité de l’ouverture en Cisjordanie (Judée-Samarie biblique) parmi les « sept fronts » récemment mentionnés par le Premier Ministre Benjamin Netanyahou et coordonnés depuis Téhéran (l’actuel front de Gaza, et les autres putatifs, celui de la Cisjordanie, du Liban avec le Hezbollah, celui de la Syrie et de l’Irak avec les milices pro-iraniennes, et celui du Yémen avec les Houthis, avec en toile de fond, mais ne jouxtant pas directement l’Etat hébreu, le lointain front iranien). Israël Katz évoque même le principe « d’évacuations temporaires » pour mener les opérations militaires. Ce qui ne laisse pas d’interroger sur d’éventuels calculs renvoyant à une possible expulsion des Palestiniens hors de Cisjordanie, comme ouvertement souhaitée par les ministres d’extrême-droite Bezalal Smotrich et Itamar Ben Gvir. Un scénario qui fait très peur à la Jordanie dont la population est déjà majoritairement composée d’une population d’origine palestinienne et a la hantise d’une nouvelle Nakbha (« catastrophe » en arabe) comme en 1948.
Y’a t-il un risque de déstabilisation de la région tant au niveau sécuritaire qu’humanitaire avec la crainte de déplacements de population ?
Le risque existe d’une déstabilisation régionale et notamment de la petite et fragile Jordanie – allié privilégié des Etats-Unis – mais dont le désert serait utilisé par la force Al Qods iranienne depuis la Syrie pour faire transiter des flux incontrôlés d’armes et des engins explosifs sophistiqués destinés à être utilisés pour des attentats-suicides dans les villes israéliennes. En outre, l’Iran et ses mandataires dont le Hamas – issu de la mouvance « frériste » qui demeure influente en Jordanie – exploiteraient stratégiquement la guerre à Gaza pour saper la stabilité et la souveraineté du royaume hachémite ainsi que l’accord de paix d’octobre 1994 entre la Jordanie et Israël.