La disparition, le 16 février dans un établissement pénitentiaire de l’Arctique, du principal opposant au régime russe est sans conteste l’événement le plus important dans le pays depuis le déclenchement de la guerre d’Ukraine. Elle constituera – au même titre que l’annexion de la Crimée (mars 2014), l’intervention militaire en Géorgie (août 2008), le discours de Munich (février 2007), l’assassinat d’Anna Politkovskaïa (octobre 2006) ou l’arrestation de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski (octobre 2003) – l’un des jalons marquants du long règne de Vladimir Poutine. Mais la fin tragique d’Alexeï Navalny est-elle de nature à produire un choc politique ? C’est en réalité peu probable.
Certes, plusieurs milliers de personnes sont sorties dans les rues de Moscou et d’autres villes de Russie, et une certaine émotion est perceptible bien au-delà des cercles de l’opposition « hors système ». Mais il ne faut pas s’attendre à des manifestations comparables à celle du 1er mars 2015 après l’assassinat de Boris Nemtsov. La peur née de l’implacable répression et l’exil de nombreux opposants y sont pour beaucoup. L’indifférence de la majorité de la population, qui ne se reconnaît pas dans les combats d’Alexeï Navalny et qui préfère se tenir à l’écart de la politique, joue plus encore. Ce constat vaut également pour l’immense machine bureaucratique et les élites restées en Russie après le 24 février 2022.
La mort d’Alexeï Navalny ne devrait pas non plus avoir de conséquences significatives sur l’élection présidentielle du 17 mars prochain. Le scrutin était de toute façon couru d’avance, la disqualification de Boris Nadejdine après les timides frémissements suscités par sa candidature au début de l’année le privant de tout élément de surprise. Vladimir Poutine recueillera près de 80% des voix (ce qui, au demeurant, correspond peu ou prou au niveau de soutien à son action mesuré par les instituts de sondage, dont le Centre Levada, classé » agent de l’étranger » et donc peu suspect de complaisance envers le pouvoir). Des ajustements sont bien attendus au gouvernement et dans certains lieux de pouvoir, notamment à la tête du FSB, mais ces rééquilibrages entre clans n’affecteront pas la trajectoire d’ensemble de la Russie à court terme.
Sous pression maximale depuis des années et ne pouvant plus mener d’actions coordonnées sur le territoire national, l’opposition réelle va devoir trouver un nouveau leader. Deux de ses figures de proue, Vladimir Kara-Mourza et Ilia Iachine, purgent de longues peines de détention et sont plus que jamais en danger. Boris Nadejdine cherche à se positionner, mais sa proximité avec Sergueï Kirienko, l’ancien Premier ministre de Boris Eltsine aujourd’hui en charge de la politique intérieure au Kremlin, brouille son image auprès des opposants les plus radicaux. Reste l’hypothèse Ioulia Navalnaïa. La veuve d’Alexeï Navalny, qui se trouvait à la Conférence de Munich le 16 février, est désormais une figure connue à la légitimité incontestable. Mais souhaitera-t-elle jouer ce rôle ? Son mari était rentré à Moscou début 2021 après la tentative d’empoisonnement l’ayant visé car il ne croyait pas à la possibilité d’exister politiquement depuis l’étranger. Ce constat reste valable. Mais incarner et animer une opposition en Russie est aujourd’hui impossible.
La mort d’Alexeï Navalny aura-t-elle des répercussions internationales ? À l’évidence oui, mais là encore sans doute d’une portée limitée. L’indignation des opinions publiques et des dirigeants occidentaux n’émeuvent plus Vladimir Poutine depuis longtemps ; tout au plus nourrit-elle son ressentiment. La non-reconnaissance des résultats de la présidentielle est peut-être une option mais à double tranchant : avec qui discutera-t-on, le moment venu, de la paix en Ukraine ? Certains pays démocratiques du « Sud global » comme le Brésil ou l’Afrique du Sud seront probablement gênés aux entournures mais ils ne diront rien. De toute façon, les considérations d’image n’entrent plus en ligne de compte dans la politique du Kremlin.
De fait, aucune inflexion majeure n’est à attendre en Russie avant la fin du conflit en Ukraine. Un nouveau cycle politique pourrait, le cas échéant, s’amorcer en 2026 après les prochaines législatives. Le processus de transition – c’est-à-dire la préparation de l’après-Poutine – devrait alors s’amorcer. Une réévaluation des relations avec l’Europe – dont les Russes sont évidemment plus proches culturellement que des nouveaux partenaires de l’est et du sud – ne saurait même être exclue. Il est cependant à craindre que d’ici-là, le champ de ruines et le mur d’hostilité aient encore grandi.
Publiée par RTBF.