• par [Barthélémy Courmont->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=courmont]

La réaction chinoise à l’attribution du Prix Nobel de la Paix à Liu Xiaobo a été d’une rare violence, et tranche avec le désintérêt qu’avait manifesté Pékin quand le Dalaï Lama fut décoré du même prix. Censure de la nouvelle ; assignation à résidence de l’épouse du dissident ; menaces à l’encontre de la Norvège avec, deux jours après l’annonce du prix l’annulation d’une rencontre prévue de longue date entre ministres de la pêche norvégien et chinois ; et enfin critiques très fortes énoncées par les officiels à l’égard d’un Occident suspecté de craindre la Chine, et de manifester par ce prix sa peur de voir l’Empire du milieu monter en puissance trop vite : la liste ne cesse de s’élargir. Particulièrement vindicatif, le Global Times, quotidien chinois, a même noté que « l’attribution du Prix Nobel de la Paix au ‘dissident’ Liu Xiaobo n’est rien d’autre qu’une expression supplémentaire de ces préjugés, derrière lesquels se cache la crainte extraordinaire que leur [les Occidentaux] inspire l’essor de la Chine et du modèle chinois ».

Autrefois sourde, et surtout muette, face aux critiques la concernant, la Chine n’hésite pas désormais à montrer les crocs à la moindre évocation de ses lacunes et du non respect de valeurs démocratiques dont les Occidentaux ne manquent pas de rappeler qu’elles sont universelles. La Chine de son côté condamne l’universalité d’un tel concept, se réfugiant derrière les différences culturelles. Notons cependant ici, et c’est un détail de poids, que Taiwan a non seulement félicité Liu Xiaobo le jour même de l’attribution de son prix (par la voie du président Ma Ying-jiou, et des deux grands partis politiques, pourtant généralement très divisés sur la question inter-détroit), mais a surtout insisté sur le caractère universel de la démocratie. Comme quoi le monde chinois n’est pas si « différent » qu’il en a l’air quand il s’agit de tels concepts, et que les différences culturelles ne sont pas si nettes quand la démocratie est en jeu. Mais on ne l’entend pas de cette oreille à Pékin. Parmi les multiples situations dans lesquelles une Chine plus sûre d’elle-même s’est fortement emportée contre les Occidentaux (et les autres) depuis quelques années, notons la rencontre entre Barack Obama et le Dalaï Lama, la non-rencontre entre Nicolas Sarkozy et le même Dalaï Lama, la visite du premier ministre canadien Stephen Harper à Pékin (un moment d’anthologie à voir et revoir sur Youtube !), et bien entendu les innombrables piques lancées contre le Japon, que ce soit dans l’affaire des manuels scolaires ou dans le contentieux maritime qui oppose actuellement les deux pays. Bref, la Chine, hier si discrète car dans l’incapacité de faire autrement, a désormais les moyens de se donner de la voix, et ne s’en prive pas !

Toujours est-il qu’il y a un fond de vérité dans le texte au vitriol du Global Times : l’Occident a effectivement peur de la Chine. Reste cependant à savoir comment caractériser cette peur, comment elle se manifeste, mais aussi et peut-être surtout si elle s’applique de manière égale pour l’ensemble de cet immense « machin » qu’est l’Occident, et qui ne semble plus depuis bien longtemps se résumer à des critères purement géographiques. Une peur expliquée par un manque de connaissance sur la Chine, sans aucun doute. Les Occidentaux sont bourrés de clichés sur ce pays, berçant tantôt dans une béatitude désolante, et tantôt dans une condamnation aveugle et mal informée. Comme s’il fallait avoir une idée tranchée sur la Chine, pourtant si souvent étudiée par les sinologues au travers de sa voie du milieu ! On pourrait donc, en caricaturant à peine, opposer ceux qui craignent la Chine parce qu’ils refusent de la connaître, et ceux qui ne la craignent pas parce qu’ils croient trop bien la connaître. Et globalement, reconnaissons-le : il est souvent plus facile de craindre que de connaître. Mais le problème d’une peur de la Chine reste entier, et il n’est pas près de disparaître.

La peur de la Chine se manifeste le plus souvent par des critiques émises à son encontre, plus que par des mesures concrètes. Il faut bien dire qu’on peut difficilement se permettre de rompre facilement des liens, économiques et commerciaux en particulier, avec ce qui sera d’ici moins d’une génération la première puissance économique mondiale. Elle se manifeste aussi, devant la montée en puissance effrayante de la Chine, par une attitude de plus en plus ambiguë à son égard. Les puissances occidentales continuent ainsi d’émettre des critiques, mais dans le même temps se gardent bien de franchir une ligne rouge, qui les mettrait en difficulté dans leur relation avec Pékin. Pragmatisme oblige, il est bien entendu beaucoup plus facile, et moins risqué, de critiquer le Myanmar que la Chine !

Risque, c’est bien de cela dont il s’agit justement. Si l’Occident a de plus en plus peur de la Chine, c’est surtout parce qu’il a peur des éventuelles représailles en cas de détérioration des liens qui l’unissent à l’Empire du milieu. Ce n’est pas la peur d’un « péril jaune » ressuscité dont il s’agirait donc ici, mais plutôt des craintes face à un géant aussi fort que soit, et peut-être même plus fort encore. Face à la Chine, peu de pays sont capables de résister sans s’exposer, et cette évaluation du risque suscite fatalement une peur. Toujours est-il que le risque n’est pas évalué par tous de la même manière. L’exemple de la Norvège est à cet égard intéressant. Voilà un pays qui ne peut évidemment pas rivaliser avec la Chine, mais qui dans le même temps n’est pas dans une situation de dépendance, notamment économique, à l’égard de Pékin. Après avoir rappelé, non sans raison, que le comité qui choisit les lauréats du Nobel agissent en toute indépendance, le gouvernement norvégien a répondu sans crainte aux menaces chinoises, balayant d’un trait toute peur qu’on aurait immédiatement ressentie dans d’autres situations. La Chine fait peur à l’Occident, sans aucun doute, mais il serait exagéré de considérer qu’elle fait peur à tous les Occidentaux.

Reste une question sensible, qui concerne les positionnements de Pékin eux-mêmes. On peut en effet s’interroger de savoir si la Chine ne chercherait pas à amplifier cette peur. Et si oui, dans quel but ? Celui qui inspire la peur s’efforce généralement de se montrer rassurant, afin de ne pas se mettre à dos les autres acteurs. Mais l’attitude de la Chine semble être exactement l’inverse, au point qu’on peut s’interroger s’il ne s’agit pas d’une attitude délibérée de la part de Pékin. Avec sans doute en tête l’idée qu’il vaut mieux faire peur que d’avoir peur soi-même, les dirigeants chinois ont totalement renversée l’attitude qui fut celle de la Chine pendant plusieurs décennies, à une époque où son implication dans les affaires du monde se limitait à des messages idéologiques. Cette attitude, qui laisse transparaitre une arrogance de plus en plus visible, confirme la confiance que les dirigeants chinois ont en leur pays, et en la capacité de Pékin à imposer de plus en plus facilement ses vues, sans devoir passer par de longues négociations. Le « modèle chinois » auquel fait référence le Global Times serait ainsi, et il convient de s’en inquiéter (et peut-être d’en avoir peur), l’émergence d’une Chine moins conciliante, plus dominatrice, et surtout plus vindicative et menaçante quand elle trouve en travers de son chemin des candidats à la critique de son développement.