Les médias français laissent entendre que depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, la parole des politiques s’est libérée de certains tabous, notamment sur les questions de sécurité et d’immigration. Nous avons questionné Jean-Yves Camus, politologue français et spécialiste de l’extrême-droite, sur le phénomène.
J’ai conduit en 2007 une étude pour l’Agence Européenne des droits Fondamentaux, sur la représentation des minorités dans les médias français. L’échantillon de journaux étudié concernait la période suivant immédiatement l’élection de Nicolas Sarkozy. J’avais alors constaté une situation paradoxale : d’une part la diversité de la population française devenait plus visible dans la presse, d’autre part les représentations de l’islam et des musulmans comportaient toujours une charge de méfiance, dans le climat spécifique créé par les attentats du 11 septembre 2001. Aujourd’hui, c’est le discours politique qui a évolué et les médias ne font que répercuter ce changement. Il faut toutefois garder en tête le fait que cette crainte de l’islam s’inscrit dans une tradition française de méfiance à l’égard des religions en général, de laïcité intransigeante en quelque sorte, qui voit un archaïsme dans toutes les affirmations cultuelles. Il faut également se souvenir que dans les années 70 et 80, le Figaro Magazine était plus idéologique que de nos jours, que Minute (hebdomadaire d’extrême-droite) était encore vendu à plus de cent mille exemplaires et qu’un très grand quotidien régional, le Méridional, avait à sa tête un député du Front national. En outre, l’offre de télévisions et radios était nettement plus limitée. Le refus de l’immigration et du multiculturalisme est exprimé dans des termes plus tranchés qu’avant. C’est une évolution antérieure à l’élection du président Sarkozy. Il l’a accentuée mais il ne l’a pas engagée.
La réalité de ce constat provient de la perte d’hégémonie culturelle de la gauche qui, pendant 20 ans, sur les questions d’identité et d’immigration, n’a pas été audible, soit qu’elle soit demeurée angélique, soit qu’elle ait été tétanisée par le poids politique du Front National (FN) : sitôt que celui-ci s’emparait d’un thème, le traiter de manière réaliste devenait synonyme de complaisance. Cette perte d’influence culturelle au profit de la droite a été accompagnée par une évolution importante au sein de celle-ci, intervenue au seuil des années 2000 : c’est alors que le gaullisme disparaît véritablement et que s’opère l’intégration au sein de l’UMP (Union pour la Majorité) des sous-familles centriste, libérale et conservatrice. Au sein de l’UMP, sous l’effet du poids du FN, le balancier penche actuellement à droite. C’est ce qui incite un observateur comme Jean-Louis Bourlanges (essayiste et homme politique) à penser que le centre dispose d’un espace réel.
Lors de la présidentielle de 2007, il s’agissait d’une stratégie assumée, qui a permis au président Sarkozy de réduire le FN à 5%. Ensuite, deux pôles de l’entourage présidentiel ont proposé deux stratégies différentes incarnées par deux conseillers de Nicolas Sarkozy : Henri Guaino mise sur une action présidentielle centrée sur les questions économiques et sociales, là où Patrick Buisson privilégie les questions identitaires et sécuritaires, dans l’esprit de la constitution d’une "grande droite" pouvant peut être inclure un jour un FN "modernisé". Le même clivage prévaut à l’UMP entre républicains sociaux d’un côté (François Fillon; Roselyne Bachelot; Nathalie Kosciusko-Morizet, de filiation gaulliste) et nationaux-conservateurs. Cet exercice d’équilibre politique est périlleux pour l’UMP. Il génère des mécontentements au centre comme dans la frange la plus droitière, sans parvenir, on l’a vu aux cantonales de 2011, à éliminer un FN qui apparaît revigoré.
C’est la conséquence avant tout d’un rapport de force politique : l’UMP fait face à une Marine Le Pen qui rassemble 18% des intentions de vote en 2012, le FN dépassant les 20% dans certaines régions. C’est ensuite l’illusion qu’on peut tuer le FN en faisant de la surenchère sur ses thèmes de prédilection. C’est enfin une mauvaise interprétation par la droite des attentes de la société française. En effet, le rapport annuel de la commission nationale consultative des droits de l’homme fait apparaître à la fois une augmentation préoccupante du nombre d’actes racistes et un recul de l’intolérance, sauf parmi les couches de population les plus vulnérables à la crise économique et sociale. Tout un secteur de la droite oublie que les préoccupations économiques et sociales sont bien les principales préoccupations des Français.
Oui, mais il faut tenir compte également des contextes historiques nationaux. Une ancienne puissance coloniale comme la France ne réagit pas à l’immigration venue d’Afrique du nord ou d’Afrique de l’ouest comme un pays de l’ancien bloc de l’est où l’immigration est encore très faible. On discerne toutefois des constantes : l’irruption sur la scène politique d’une droite populiste xénophobe mue par la crainte de l’islamisation; une remise en cause du relativisme culturel et du multiculturalisme; une diminution importante, en Europe de l’ouest, de l’impact politique de l’antisémitisme.