• Lukas Aubin

    Directeur de recherche à l’IRIS, responsable du Programme Sport et géopolitique

Le sport, outil politique et économique, cristallise les tensions géopolitiques actuelles dans un monde de plus en plus fragmenté. Les conditions de participation des athlètes russes et biélorusses aux JO de Paris cet été ont ainsi donné lieu à un bras de fer entre le Kremlin et le CIO.

A quelques semaines des Jeux olympiques 2024, Lukas Aubin, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques à Paris, spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport, revient dans l’émission Géopolitis sur l’utilisation du sport et des compétitions sportives comme instrument d’influence et enjeu de puissance.

Géopolitis: La question de la participation des athlètes russes et biélorusses aux JO 2024 a fait l’objet de nombreuses discussions. Qu’est-ce que cela révèle selon vous? 

Lukas Aubin: Les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 vont probablement être les plus géopolitiques depuis la fin de la Guerre froide et on s’aperçoit que les questions de la Russie, de l’Ukraine, de la Biélorussie mais aussi potentiellement plus largement de Gaza, Israël et Palestine vont être sur le devant de la scène pendant toute la durée de l’événement. Evidemment, là se pose une problématique: on a toujours dit que le sport était apolitique, neutre; évidemment, c’est faux et on s’en aperçoit puisque le Comité international olympique (CIO) doit aujourd’hui composer avec cette réalité de la politisation du sport. Il cherche finalement à trouver des solutions pour intégrer les athlètes russes et biélorusses sans intégrer la Russie qui est toujours en guerre contre l’Ukraine.

Face aux sanctions du CIO, quelle est la stratégie de Vladimir Poutine? 

Il dit que les autorités olympiques sont des néonazis à la solde de la puissance américaine et de l’Occident de manière générale. Il y a donc une stratégie de la part du pouvoir russe de tenter de désoccidentaliser le sport mondial et, dans une certaine mesure, cela fonctionne puisque ce discours trouve un écho auprès d’un certain nombre de grandes puissances à l’échelle internationale comme la Chine, les pays du Golfe, une bonne partie des pays du continent africain ou même de l’Amérique latine. On pourrait résumer sa stratégie en une phrase: diviser l’Occident pour mieux régner.

Vous dites que ces grands événements sportifs sont devenus des armes de séduction massive utilisées par les puissances. La Russie s’est par exemple servie des Jeux de Sotchi pour signifier son retour sur la scène internationale alors qu’elle annexait la Crimée la même année. En 2022, Russie et Chine ont fait passer un « message«  en affichant leur alliance avec Xi Jinping et Vladimir Poutine côte à côte lors des JO de Pékin, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine.

Tout à fait, là on voit bien qu’il y a un lien très clair entre politique et sport. Aujourd’hui, le sport est un instrument géopolitique, politique très puissant. Il faut imaginer: les Jeux olympiques et paralympiques sont regardés en général par 4 à 5 milliards de téléspectateurs. Le mouvement sportif dans son ensemble représente environ entre 1 et 2% du PIB mondial. Dès lors, ce gâteau sportif commence à être partagé par un certain nombre de nouvelles puissances. Avant la chute de l’URSS, le sport était avant tout l’apanage des puissances occidentales. Aujourd’hui, le sport s’inscrit dans un monde désormais multipolaire avec un certain nombre de nouvelles puissances qui cherchent à se l’accaparer et à signifier des intentions. C’est ce qu’a fait effectivement Xi Jinping en accueillant Vladimir Poutine lors des Jeux olympiques et paralympiques d’hiver à Pékin en 2022.

Et pour ces Jeux olympiques et paralympiques de Paris, en quoi ces Jeux sont-ils importants pour le président français?

Pour Emmanuel Macron, l’idée est avant tout d’essayer de construire un narratif positif pour diffuser l’image de Paris à l’international. L’idée, c’est de faire de ces Jeux les « Jeux du monde ». En réalité, c’est de penser le sport au-delà de l’Occident et finalement de réussir à faire en sorte que la France soit acceptée, aussi, par les puissances non occidentales.

Si l’on prend l’exemple de l’Arabie Saoudite qui investit massivement dans le sport et accueille de nombreux événements sportifs: est-ce simplement du business ou y a-t-il aussi derrière un moyen de donner une autre image du pays? 

L’idée pour l’Arabie Saoudite, comme pour la plupart des pays du Golfe – je pense au Qatar par exemple – c’est de penser l’après-gaz et l’après-pétrole. On estime que les réserves de gaz et de pétrole de ces pays vont durer encore 50 à 100 ans à peu près. Alors bien sûr, l’idée c’est d’utiliser le sport comme un instrument pour diffuser l’influence de ces pays à l’étranger, donc l’image de l’Arabie Saoudite en l’occurrence, pour l’améliorer. On parle notamment de sportwashing, c’est-à-dire laver son image grâce au sport, puisque le sport est souvent associé à des valeurs de fair-play assez positives. Mais le sport sert aussi à faire de l’entrisme dans l’économie mondiale et cela permet de s’acheter une forme de crédibilité également. On l’a vu notamment avec le Qatar après le rachat du Paris Saint-Germain. On le voit aujourd’hui avec l’Arabie Saoudite qui fait venir toutes ces stars sportives sur son territoire: on est véritablement à l’aube d’une nouvelle ère du sport et l’Arabie Saoudite en est une des actrices principales.

Une nouvelle ère du sport: on voit que les nouvelles disciplines ne sont pas dénuées d’intérêt. L’Arabie Saoudite, notamment, n’hésite pas à investir dans ce qu’on appelle l’eSport, qui intéresse aussi de près le CIO?

L’eSport, c’est-à-dire le sport des jeux vidéo, commence à avoir de plus en plus pignon sur rue aujourd’hui. Il faut se rendre compte qu’on a des grandes compétitions d’eSport qui se déroulent un peu partout dans le monde et évidemment le CIO, qui était réfractaire jusqu’à il y a quelques années encore, a commencé à demi-mot à reconnaître l’eSport comme un sport à part entière et il organise notamment une compétition d’eSport. Est-ce que l’eSport arrivera par le biais d’un jeu vidéo quelconque aux Jeux olympiques et paralympiques? Pour le moment, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas… Néanmoins, on se rend compte que l’eSport devient un enjeu financier tellement important que même le CIO ne peut s’en passer.

Lukas Aubin vient de cosigner avec Jean-Baptiste Guégan « La guerre du Sport » aux éditions Tallandier.

Propos recueillis par Natalie Bougeard pour RTS.