En 2001, la banque Goldman Sachs publie un rapport[1] pour alerter sur la rapide croissance des économies de quatre pays non membres du G7[2], le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine (BRIC) qui, selon elle, vont accéder aux premières places de l’économie mondiale. En conséquence, elle souligne la nécessité de réformer le G7 pour y incorporer ces quatre pays.

Dès 1989, Gorbatchev formule une demande d’admission dans le G7 dans l’idée d’améliorer les rapports Russie-Occident. Mais le G7 doutant de l’efficacité des réformes entreprises repousse ces sollicitations. La tentative de putsch (1991) conforte cette position. Après l’effondrement soviétique, la Russie de Boris Eltsine reprend le dossier dans l’espoir d’un accès aux mécanismes d’aides financières et techniques et aux organisations (OMC, OCDE, Banque mondiale, Conseil de l’Europe) occidentales. En outre, le mode de fonctionnement du G7 avec son approche centrée sur les problèmes, l’absence de cadre juridique ou institutionnel rigide et l’application des décisions prises par des accords bilatéraux convenait parfaitement à la Russie. Enfin admise en 1998, la Russie préside le G8 en 2006 et organise le sommet de Saint-Pétersbourg, voulu par Vladimir Poutine comme la consécration de la place de la Russie dans les relations internationales. Mais au cours de ce sommet, de nombreuses divergences entre la Russie et l’Occident apparaissent et les liens se distendent[3]. La crise géorgienne en 2008, le refus de Poutine de participer au sommet de 2012 aux États-Unis, puis l’annexion de la Crimée (2014) ont conduit à l’éviction de la Russie du G8.

Mais la Russie avait déjà reporté ses efforts sur le G20, créé en 2008, dans lequel elle compte des alliés et partenaires : « Avec tout le respect dû aux États du G8, cette instance ne peut pas aujourd’hui régler l’ensemble des problèmes économiques du monde. Le G20, en revanche, en a la capacité [4]».

La Russie crée le groupe BRICS en 2006

Mais surtout, la Russie lance, en 2006, en marge de l’assemblée générale des Nations-Unies, le processus de création d’un groupe de coopération et d’échange avec la Chine, le Brésil et l’Inde, groupe tout naturellement appelé BRIC. Les chefs d’État de ces pays se réunissent pour la première fois à Ekaterinbourg (Russie), le 16 juin 2009. Lors de ce sommet, ces quatre pays déclarent vouloir développer leur coopération pour faire advenir un monde multipolaire « plus démocratique et plus juste »[5], en réclamant notamment la réforme des institutions internationales (Banque mondiale et Fonds Monétaire International) et leur plus grande ouverture aux économies émergentes. Les BRICS tiennent un sommet annuel des chefs d’État, le XVe se tient en 2023 en Afrique du Sud[6].

À chaque sommet annuel suivant, les BRICS réitèrent leurs demandes et affinent le rôle qu’ils entendent voir jouer par leur groupe dans tous les champs des relations internationales avec les Nations Unies comme point central[7]. Ils présentent leur stratégie comme une volonté de réforme de l’existant (Russie et Chine sont membres permanents du Conseil de sécurité des Nations-Unies et plaident pour y faire accéder l’Inde) plutôt que de remplacement. Pour cela, ils s’organisent afin de coordonner leurs positions dans les réunions et organisations internationales et mettre en place des coopérations sectorielles entre eux. Plusieurs instances de coopération sont créées dont les plus notables sont la New Development Bank (NDB) et le Fonds de Réserve des BRICS (CRA) en 2014. Ces deux institutions se veulent les miroirs de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International, mais se démarquent de ces institutions internationales financières en ce qu’elles n’exigent aucune contrepartie politique de la part des gouvernements recevant un financement. Le mode de fonctionnement des BRICS, centré sur les problèmes, se rapproche de celui du G7 que la Russie semble avoir voulu copier, tout en soulignant que le groupe BRICS est plus « démocratique et transparent ». La Russie postsoviétique a certainement appris beaucoup sur le débat démocratique par son passage au sein du G8,[8] reste à en mesurer la mise en œuvre.

Les BRICS s’inscrivent donc dans une dynamique de renforcement de leur poids politique

Au-delà des sujets économiques et financiers définis lors de la création, la volonté d’obtenir un monde plus multilatéral et de réformer les Nations-Unies pour lui donner un rôle plus central est réaffirmée avec force à partir de 2014. Les BRICS s’inscrivent donc dans une dynamique de renforcement de leur poids politique appuyée sur leur stature économique grandissante et sur une ouverture marquée à l’ensemble des pays du « Sud ». Cette stratégie les positionne progressivement dans une prise de distance de l’Occident, qui de facto et selon eux domine les institutions internationales.

L’influence de la Russie, soutenue par la Chine, outre son rôle de fondatrice de cette organisation, est prépondérante dans cette affirmation politique des BRICS. En février 2007, lors de la conférence sur la sécurité de Munich, Vladimir Poutine a clairement exposé le programme qu’il envisageait pour les BRIC(S) : « […] le potentiel économique des nouveaux centres de la croissance mondiale [i.e. les BRIC] sera inévitablement converti en influence politique, et la multipolarité se renforcera.[9] » et désigné l’entrave à la multipolarité « […] presque tout le système du droit d’un seul État, avant tout, bien entendu, des États-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines : dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres États. À qui cela peut-il convenir ? ».

Au sommet de 2014 (15 juillet), la déclaration finale ne fait pas de commentaire sur l’annexion de la Crimée par la Russie, mais exprime la solidarité des membres avec la Russie et l’Inde, victimes d’attaques terroristes. Avant le sommet d’Oufa (Russie-2015) la Russie affiche ses objectifs pour son année de présidence (2015-2016) : « renforcer les positions politiques internationales de la Russie et des BRICS et faire avancer les intérêts de sécurité de la Russie et des BRICS[10] ».

Au sommet de 2022, alors que l’Occident cherche à rallier le plus de pays possible à la cause de l’Ukraine et à ses trains de sanctions contre la Russie, les BRICS n’hésitent pas à s’afficher avec la Russie. Certes ils ne soutiennent pas la solution militaire décidée par la Russie, et réclament une solution diplomatique. Mais ils continuent leur coopération avec elle, adhérant ainsi à sa critique du monde unipolaire dominé par les États-Unis.

La déclaration finale du sommet 2022, exprime pour la première fois, la position des BRICS sur les crises en cours (Afghanistan, Iran et nucléaire, Corée Nord et Sud, Proche-Orient et Afrique du Nord, Afrique), sur le système de contrôle des armements et la prolifération, sur la militarisation de l’espace, sur la sécurité et le cyberspace. Ils se placent comme une instance responsable des équilibres mondiaux avec laquelle il faudra compter dans le monde multipolaire qu’ils souhaitent. Enfin, ils diluent ainsi la guerre russo-ukrainienne dans la toile de fond des conflits contemporains dont la Russie a, de nombreuses fois, dénoncé la gestion unilatérale.

Élargir le groupe et dé-dollariser : la tentation de se détacher des règles occidentales

À la question est de savoir si l’absence physique de Vladimir Poutine au sommet 2023 peut freiner cette dynamique, la réponse est ambigüe, d’un côté, elle sonne comme une menace pour les soutiens de Vladimir, de l’autre elle lui permet de se poser en victime des États-Unis et de l’Occident.  Mais la dynamique d’affirmation politique des BRICS, telle que voulue par la Russie et soutenue par la Chine se mesurera plus surement dans les réponses apportées par ce sommet à ses deux thèmes majeurs : élargissement et dé-dollarisation, thèmes portés depuis plusieurs années par la Russie. La possibilité d’élargir les BRICS à d’autres pays, à l’exclusion des pays du G7, est étudiée dès 2017. Déjà depuis 2013, chaque sommet des BRICS s’ouvre à la participation comme auditeurs des pays d’une région du monde (2013 – Afrique ; 2014 – Amérique du Sud ; 2015 – Organisation de coopération de Shanghai). L’élargissement viserait à créer un BRICS+ ou, pour certains optimistes, un BRICS-AMITIES (Argentine – Mexique – Indonésie – Turquie – Iran – Égypte – Arabie Saoudite). Quarante pays ont manifesté leur intérêt pour les BRICS, vingt-deux ont fait une demande officielle, mais il est certain que les BRICS construiront leur élargissement à un rythme maitrisé, car la dynamique leur parait favorable. La « dé-dollarisation », second thème majeur de ce sommet, n’est pas étranger à l’intérêt manifesté par les 69 États (hors BRICS) invités, en complément bien sûr de l’attrait de participation à des coopérations économiques sans contreparties politiques.

Quel avenir pour les BRICS et la Russie ?

Depuis 2006, les BRICS sont dans une dynamique positive d’affirmation de leur poids économique et politique, avec la volonté de provoquer un changement du paradigme géopolitique. Ils ont été confrontés à de nombreuses vicissitudes, et apparaissent comme un ensemble hétéroclite comparé aux organisations occidentales (OTAN ; Union européenne) ce qui peut expliquer que l’Occident a longtemps sous-estimé leur potentiel d’attractivité, surestimé le sien propre et n’a pas avancé dans les recommandations faites par le rapport de Goldman-Sachs. L’inscription de l’élargissement et de la dé-dollarisation au XVe sommet montre que cette organisation n’a plus aucune crainte de s’affirmer face aux États-Unis et à l’Occident et à affirmer ses ambitions.

De son côté, il apparait que la Russie, évincée du G8, a développé une stratégie multiforme virulente pour retrouver une stature internationale (emploi de la force dans son étranger proche, bascule asiatique (OCS-2001[11], OTSC-2002[12], …), revitalisation de sa politique africaine et proche-orientale, etc.). La guerre en Ukraine est la catharsis de ses passions et un révélateur de la densité du réseau de partenariats internationaux qu’elle a patiemment développés et qui lui permettent de résister aux sanctions appliquées par l’Occident.

Enfin au cœur de ces changements et de la force centripète des BRICS, le partenariat stratégique Chine-Russie qu’il serait imprudent de penser fragile à la seule vue des déséquilibres de puissance réels entre les deux. L’alliance Russie-Chine représente un formidable potentiel de puissance (matières premières, énergie, agroalimentaire, nucléaire civil, technologie, militaire…) pouvant être amplifié par les multiples réseaux d’alliances favorisés par les BRICS et les nombreux États gravitant autour, l’ensemble soudé par leur défiance vis-à-vis de l’Occident.

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[1] https://www.goldmansachs.com/intelligence/archive/brics-dream.html

[2] Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni

[3] https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2019-2-page-75.htm

[4] Conférence de presse de D. Medvedev, Pittsburgh, 26 septembre 2009, disponible sur : <http://kremlin.ru>.

[5] http://www.brics.utoronto.ca/docs/090616-leaders.html

[6] L’Afrique du Sud a rejoint le groupe qui devient BRICS en 2011

[7] https://brics2021.gov.in/brics/public/uploads/docpdf/getdocu-51.pdf

[8] Moscou et le G7 : un drame en trois actes, prologue, et épilogue, Andrey Kortunov, Traduit du russe par Boris Samkov Dans Politique étrangère 2019/2 (Été), pages 75 à 89 https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2019-2-page-75.htm

[9] Vladimir Poutine, https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire/1886

[10] http://en.brics2015.ru

[11] Organisation de Coopération de Shanghai

[12] Organisation du Traité de Sécurité Collective