Un ennemi, ça se fabrique, souvent pour des nécessités politiques. Mais depuis 1945, des tentatives se font jour pour que la guerre n’ait plus le dernier mot.
« Qu’est-ce qui déclenche chez l’homme l’hubris guerrière, cette fureur animale pendant laquelle il a l’obligation de tuer, tout refus étant passible de la peine de mort ? Un regard critique sur les guerres suffit à faire apparaître le caractère construit de leurs motivations officielles. Il faut alors tenter de comprendre comment, sociologiquement, se « fabrique » l’ennemi. Car celui-ci est avant tout une construction politique. Une entité sociale ou géographique qu’il faut différencier de soi-même ; un Autre qu’il faut montrer menaçant en l’affublant de tous les défauts, en révélant son inhumanité, voire son animalité. A la fin du processus, l’ennemi est devenu un Autre en trop, avec lequel aucune discussion n’est possible et qui doit être éliminé. Penser comme lui peut être assimilé à une trahison. Dès lors, seul l’usage de la violence apporte la solution.
L’ennemi a une utilité politique essentielle : il identifie et cimente le groupe, fournit du capital aux hommes politiques et leur permet de fuir certaines de leurs responsabilités… La gamme des ennemis possibles est vaste : du pays frontalier au rival planétaire dont on dispute la maîtrise du globe en expliquant la conquête par une idéologie civilisatrice. La guerre n’est alors qu’une manifestation cynique de puissance sur une carte. L’ennemi intime est le voisin qu’on massacre avant qu’il ne nous tue dans la guerre civile. Le barbare, celui «qui ne comprend que la force ». La guerre se dit alors « pacification ». L’ennemi caché recouvre une puissance maléfique que la « théorie du complot » dévoile enfin. Et la guerre devient une paranoïa violente. L’ennemi cosmique empêche la réalisation du paradis sur terre : grand soir, Reich de mille ans ou triomphe de Dieu. Contre lui se déclenche la guerre du Bien contre le Mal. L’autre étant le Mal, la guerre se fait exorcisme. Notre époque a élargi la gamme des ennemis en remplaçant les pays par des concepts : la prolifération et le terrorisme. La guerre est vendue comme une prophylaxie planétaire. Enfin, l’ennemi médiatique est celui qu’intellectuels, diasporas ou humanitaires présentent comme stratégique. La guerre est alors psychodrame.
Qui fabrique l’ennemi? Le philosophe Carl Schmitt pointe du doigt le politique. Mais si, dans les dictatures, le leader décide seul, dans les démocraties, convaincre l’opinion ne peut se limiter au discours politique. Les marqueurs d’ennemis qui vont annualiser l’Autre sont un mélange de structures publiques et privées. Les think tanks, centres de recherches sur les questions internationales et stratégiques, ont pour mission officielle de détecter et d’identifier l’ennemi, les risques qu’il porte, les moyens militaires qu’il détient. Quel désarroi lors de la disparition de l’URSS quand Alexandre Arbatov, conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, avait malicieusement avoué : « Nous allons vous rendre le pire des services : nous allons vous priver d’ennemi! » Les penseurs de la stratégie produisirent donc des menaces artificielles et des concepts comme « la menace Sud », « le choc des civilisations » ou « la fin de l’Histoire ». Les marqueurs d’ennemis diffèrent selon les conflits. Les historiens et les géographes ont largement contribué aux guerres frontalières avec des concepts comme les « droits historiques» et les « frontières naturelles», les scientifiques ont légitimé des théories raciales d’extermination, les hiérarchies religieuses ont leur part dans les guerres civiles, les intellectuels ont bâti des mythes nationalistes purificateurs (base de l’antisémitisme) ou des théories de supériorité civilisationnelle, les imams autoproclamés et les prédicateurs du néo-évangélisme prêchent la guerre cosmique. Quant aux politiques, ils usent des moyens publics pour créer de l’angoisse, telle l’équipe de George W. Bush dénonçant les armes de destruction massives de Saddam Hussein.
Mais peut-on vivre sans ennemi? La réconciliation des Français et des Allemands et la construction de l’Europe par consensus et non par guerre montrent que la déconstruction de l’ennemi est le phénomène politique majeur de la deuxième moitié du XXe siècle. Des initiatives récentes témoignent de la volonté de rompre le cycle guerrier et la punition infligée par le vainqueur au vaincu (Traité, ou Diktat, de Versailles). Les procès de Nuremberg et de Tokyo relevaient encore de la justice des forts. La création de la Cour pénale internationale, après celle des tribunaux spécialisés (Yougoslavie, Rwanda, Sierra Leone…), vise désormais à casser les mécanismes de la vengeance. La commission Vérité et Réconciliation d’Afrique du Sud a marqué une rupture fondamentale en posant comme postulat que l’Autre n’est pas différent de soi, et que sa part d’inhumanité est aussi la nôtre. Elle admettait que la violence aveugle s’était déchaînée de part et d’autre et faisait de l’aveu
la condition de l’amnistie. Elle prenait donc le contrepied total de la démarche de fabrication de l’ennemi. La guerre n’est pas une fatalité, mais un choix.