• Par Slim Dali, Economiste-Statisticien à l'IEDOM-OM, groupe AFD

La dominance hégémonique du RCD, l’ancien parti-Etat en Tunisie, ainsi que l’absolutisme du pouvoir de Ben Ali, n’ont laissé aucune place à l’émergence d’une vraie alternative politique. Le vide politique, était un des éléments factices qui permettait à Zine Ben Ali de se maintenir au pouvoir. Jusqu’à l’arrivée d’un beau jour où la volonté populaire fit basculer le pouvoir dictatorial : c’est la Révolution. Les abysses n’engloutissent pas la Tunisie. Et chose commune à la fin de la plupart des dictatures, le paysage politique tunisien essaie peu à peu de se régénérer, comme des plantes à qui on aurait soudainement retiré une serre opaque.
Les formations politiques de l’ère Ben Ali

Ce paysage politique qui prend forme de jour en jour est constitué de partis instrumentalisés par Ben Ali (PUP, PSL…), de partis d’opposition reconnus (PDP, Ettajdid) et interdits (PCOT, Ennahdha, CPR…) sous l’ancien régime. Les premiers sont des partis qui avaient fait le choix délibéré de participer aux nombreuses mascarades électorales en donnant à Ben Ali une image de démocrate bon teint, tout en espérant gagner une poignée de sièges au parlement. Ces partis ne se voulaient pas incarner une alternative crédible et se sont davantage posés comme des « alliés » du RCD. Cette connivence affirmée est parfaitement illustrée lors de la campagne présidentielle de 2009 au cours de laquelle le PSL avait appelé à voter pour Ben Ali alors que le secrétaire général du PUP, Mohamed Bouchiha estimait que sa candidature n’avait qu’une portée pédagogique, reconnaissant les réalisations et les acquis à l’actif du président-candidat. On peut donc raisonnablement douter de la pérennité de ces partis dans les mois à venir.

Les partis d’opposition, qu’ils aient été interdits ou pas sous la dictature, ont tenté de s’affirmer très péniblement vis-à-vis d’un pouvoir tellement omnipotent que leur portée fut marginale, tout particulièrement auprès du peuple Tunisien. Certains étaient bâillonnés alors que d’autres étaient condamnés à l’exil. Aussi, la plupart d’entre eux ont connu différentes formes de répression, allant de la contestation par la grève de la faim contre des décisions arbitraires, à des actes de tortures les plus vicieux. Cette pénibilité, ce coût de la dictature, constituent pour ces formations une base légitime pour faire partie du jeu politique et préparer l’avenir de le Tunisie. Or, la légitimité par les coup de fouets suffit-elle pour pouvoir proposer un projet politique pour la Tunisie ? Certainement pas et ce type d’argument peut très vite se retourner contre ceux qui l’utilise abusivement.
Des points de vue différents

Le débat organisé par le collectif Dauphine Tunisie, le 1er février à Paris et dans lequel différents partis étaient représentés (PDP, Ennahdha, PCOT) ainsi que des formations citoyennes, a pu donné quelques éléments sur les esquisses du cadre politique tunisien et était assez représentatif des positions sur l’avenir de la transition démocratique par les acteurs de la scène politique tunisienne. Sans être caricatural, les points de consensus sont que la dictature de Ben Ali est tombé et que la démocratie en Tunisie doit se construire. Pour le reste, les partis en présence présentent une diversité de points de vue notamment sur les moyens d’édifier une démocratie. Le PCOT (Parti communiste des ouvriers de Tunisie) est un vif partisan de la rupture totale avec les structures existantes, tant politiques, qu’économiques, rejette tout compromis et aspire à un régime parlementaire. Une des seules formation à faire partie du gouvernement de transition, le PDP (Parti démocrate progressiste) est partisan d’un régime présidentiel et considère que le compromis et la réforme sont bien préférables à la rupture. D’ailleurs, il estime que le préalable à l’édification de la démocratie est la réforme des différents points d’ancrage de la dictature de Ben Ali (code électoral, code de la presse, code des associations et des partis). Ennahdha (mouvement religieux d’obédience islamiste), souhaite un gouvernement d’ouverture, un régime parlementaire et prône un certain libéralisme économique, condition pour attirer notamment les capitaux étrangers. La ligne tenue est celle d’un parti pragmatique et respectueux des principes démocratiques, mais qui reste flou sur la composante religieuse qui comptera intégrer dans son futur programme. A l’occasion d’un meeting tenu à Paris par le CPR (Congrès pour la République) le 7 février, le Docteur Moncef Marzouki s’est affirmé au nom de son parti comme étant un radical, mais ne tranchant pas vraiment entre le régime parlementaire et présidentiel, alors qu’il s’est déclaré être candidat aux prochaines élections présidentielles dès le 15 janvier.

Les séquences de l’édification du cadre politique

A l’heure actuelle, les différents partis en présence ne sont pas des forces politiques mais plutôt des offres d’ordre politique. Considérer le nombre d’adhérents de chaque formation pour évaluer le poids de chaque parti n’a pas de sens à l’heure actuelle, car celui là est biaisé par l’oppression de deux décennies de dictature. Une offre dont les modalités restent encore à préciser et dont les contours sont encore flous. Pour preuve, Maya Jribi, grande démocrate et dynamique secrétaire générale du PDP, qui lors d’un meeting à Paris le 3 février dernier, a parfois manqué de précisions sur le positionnement de son parti dans le jeu politique et sur certaines questions institutionnelles. Il est illusoire d’attendre de chaque parti un programme politique sensé et structuré, quelques semaines seulement après la fuite de Ben Ali, comme le demande un nombre important de Tunisiens. A l’instar de la « politique des étapes » qui a conduit à l’Indépendance, l’édification d’un cadre politique doit prendre un temps nécessaire, que l’on pourrait dérouler en trois séquences, parallèlement à celle d’un cadre démocratique (réformes du code électoral, du code des organisations…).

Tout d’abords le temps de l’émergence des mouvements politiques qui peuvent être des formations déjà existantes ou de nouvelles. La création d’un parti regroupant des bourguibistes authentiques est d’ailleurs attendue. Vient ensuite le temps des alliances entre ces formations aspirant à devenir de véritables forces politiques. Enfin, une fois que le positionnement des différents partis dans le spectre politique apparaît clairement, le temps des programmes peut commencer.
Première distorsion de la future démocratie ?

Co-fondateur et chef historique du PDP, Néjib Chebbi est un des seuls ministre d’opposition à participer au gouvernement de transition, dont il faisait déjà parti lors d’une première version (Ahmed Brahim du parti Ettajdid, ancien Communistes Tunisien en fait partie également). Sa position de ministre du développement régional lui permet depuis que la dictature est tombée, de multiplier les déclarations à la télévision ou dans la presse écrite et de se faire connaître auprès des Tunisiens. Son parcours difficile de militant prouve que sa participation au gouvernement a été motivée par un sentiment altruiste, mais il est indéniable que celle-ci lui procure une estrade particulièrement intéressante. Dans la mesure où Mr Chebbi serait très certainement candidat aux prochaines élections présidentielles et démocratiques, il bénéficie de fait, d’un avantage certain par rapport à d’autres. De ce point de vue là, n’y a-t-il pas une sorte de distorsion de concurrence à la future élection présidentielle ? Cet atout en or, pourrait conduire d’autres formations ou personnalités indépendantes à former une coalition avec le PDP, ce qui affaiblirait les autres candidats. Une démocratie encore naissante et des inégalités dans les chances aux élections, pourraient amener à une sorte de régime validé démocratiquement mais autoritaire.

L’apprentissage de la démocratie est en cours en Tunisie. Le débat sain et respectueux entre les différentes formations malgré les divergences, est le signe que cet apprentissage est dans la bonne voie. Le peuple Tunisien veut être acteur du devenir de sa patrie et s’approprie de plus en plus les différents débats sur les modalités de la transition qui doivent conduire à des élections présidentielles dans six mois. Un semestre, c’est relativement court pour poser les bases solides d’un cadre qui permettrait d’instaurer une démocratie en Tunisie. Comme l’eau alimente les plantes, les Tunisiens doivent s’impliquer dans les différentes formations qu’ils jugeront utiles, en restant vigilants sur les risques d’autoritarisme quels qu’ils soient.