La mondialisation n’est-elle qu’une occidentalisation ? Pour tenter de répondre à cette vaste question, encore faut-il s’accorder sur la définition du concept d’Occident. Bien présomptueux celui qui prétend en connaître les exacts contours. Est-ce que l’Occident est une civilisation, une géographie, un destin, une idéologie, une idée? Est-ce un peu tout cela à la fois ?
D’un point de vue territorial, on y regrouperait la fameuse triade (Japon, Amérique du Nord et Europe de l’Ouest), à laquelle il faudrait ajouter I’Australie, Israël et quelques autres pays développés. Bref, un vaste ensemble éparpillé sans homogénéité géographique mais qui partage le même fond culturel (helléno judéo-chrétien) ou la même idéologie économique, le libre marché.
Et encore ! Les modèles capitalistes diffèrent. Les travaux de l’économiste Bruno Amable en dénombrent au moins cinq et le Cercle des économistes (organe de réflexion réunissant des économistes français) évoque une concurrence acharnée entre eux qui pourrait bien déboucher sur une guerre des capitalismes.
Que dire de l’unité religieuse ? Certes, les habitants du Vieux Continent et de I’Amérique du Nord croient au même Dieu, mais les manières de le célébrer y sont fort diverses. Au Japon, évidemment, la foi est bien éloignée de celle de la « Sainte Trinité ».
Quel est le dénominateur commun de cet Occident divers ? Sans doute, cette croyance dans un modèle politico-économique basé sur la croissance éternelle et la consommation. Ce que l’historien de l’économie Karl Polanyï (1886-1964) a appelé la « grande transformation », qui consiste à percevoir toutes les activités de l’homme comme une valeur marchande. Ce que le philosophe Michel Foucault qualifie de « rationalité politique néolibérale », qui fait du marché non seulement la référence dans la sphère économique mais également dans les sphères politique, sociale et culturelle. D’où le cri d’alarme de l’anthropologue Claude Levi Strauss (1908 2009), qui craignait que I’humanité ne s’installe dans la monoculture occidentale. Alors oui, la mondialisation n’est qu’une occidentalisation car le monde vit au rythme de Wall Street, d’Internet et de la grande distribution.
Le « génie » de l’Occident est d’avoir « vendu » le libéralisme puis le néolibéralisme comme le destin de l’humanité, et d’en avoir fait un deus economicus, une sorte de « megamachine» pour reprendre l’expression de Serge Latouche, économiste de la décroissance.
Ce projet s’est épanoui avec la chute du mur de Berlin en 1989. Sans frontières (excepté celles de rares pays comme Cuba ou la Corée du Nord), l’Occident a conquis tous les territoires et impose son pouvoir à tous. D’où le sentiment d’un seul marché dans lequel le voyageur occidental à la sensation de ne jamais quitter les trottoirs de Paris ou de New York. L’année 1991 marque l’extension du domaine de la lutte, avec l’implosion de l’Union soviétique et l’accélération de l’occidentalisation du monde, projet idéologique par nature.
Les thuriféraires de la mondialisation (autrefois ennemis des systèmes, surtout socialiste et communiste) n’auront mis qu’une vingtaine d’années à la transformer à son tour en idéologie, celle du « mondialisme ». Cette idéologie prétend que le salut de l’humanité se trouve dans le libre marché et la concurrence libre et parfaite. Le mondialisme serait la réponse à la question heidegerienne sur l’essence de l’homme un entrepreneur de sa propre vie ! Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de refuser la mondialisation ni d’en rejeter ses bienfaits. II s’agit de montrer que la mondialisation occidentale est nocive lorsqu’elle se postule comme ultime universalisme.
L’OPA de l’Occident sur le reste du monde s’est notamment heurtée au terrorisme. Contrairement aux thèses sur le nihilisme et la folie religieuse, les militants d’al-Qaida usent de la violence à des fins politiques. Les textes d’al-Qaida, ceux des islamistes qui préfèrent islamiser la modernité plutôt que moderniser l’islam, évoquent aussi les échecs politiques et économiques des régimes arabo-musulmans et la destruction des sociétés musulmanes. Ils pointent l’impuissance des régimes arabes à trouver leur place dans cette mondialisation et dénoncent leur renoncement à protéger aussi bien les richesses énergétiques que les valeurs de leurs sociétés.
Ailleurs dans le monde, l’Occident n’a pas réussi à imposer son modèle aux « alters » et autres indomptables. De Porto Alegre à Pékin en passant par Johannesburg, le monde est resté multicolore. McDonald’s, Vuitton, Chanel, Google, Gap… sont mondialement connus… mais restent des marques. L’imaginaire qu’elles véhiculent n’est pas parvenu à métamorphoser le reste du monde en vassal de l’Occident. Les esprits se sont battus en utilisant les mêmes armes que lui : la compétition économique qui permet aujourd’hui aux pays émergents d’affronter les multinationales occidentales à armes égales.
Alors, choc des civilisations ou choc des puissances ? Une chose est sûre, le terrorisme islamiste n’est pas le moteur de l’histoire post-guerre froide. En revanche, l’état de guerre économique dans lequel nous plonge depuis une vingtaine d’années l’occidentalisation du monde, au nom de la concurrence tous azimuts, débouche sur une résistance, des nations jusqu’aux individus.
Une résistance à la standardisation de l’usage du monde. Ce que craignent les peuples, ce n’est pas la mondialisation mais l’absence de leur point de vue sur notre destin commun que cette mondialisation est censée incarner. Ce défaut de représentation enrage les plus radicaux et les pousse dans la violence. Le concept de mimétisme du philosophe et anthropologue René Girard est insuffisant pour comprendre ce désordre. Les pays exclus de la mondialisation occidentale veulent moins embrasser notre mode de vie qu’adapter le leur à la mondialisation. C’est par exemple la proposition du monde arabo-musulman de faire une place à la finance islamique censée être moins spéculative, plus juste et plus solide.
Les partisans d’une mondialisation moins occidentale se recrutent aussi en Occident. N’est-ce pas le Canada et la France qui ont poussé au vote, en 2005 à l’Unesco, d’un texte qui protège la diversité culturelle ? Exclure la culture de la sphère marchande, c’est déjà reconnaître que le monde ne peut pas être peint de la même couleur.
D’ailleurs, l’occidentalisation du monde est un danger pour l’Occident lui-même. Sa croyance dans le tout compétitif entraîne une radicalisation des rapports économiques en son sein même. Protectionnisme, patriotisme et guerre économique le gangrènent. Car la compétition économique n’oblige pas seulement les États à défendre leurs entreprises, leurs parts de marché et leurs emplois, elle les contraint aussi à protéger leurs modèles sociaux. Un combat vital. L’ensemble du monde a beau reconnaître l’économie de marché comme cadre commun, nul n’est prêt à abandonner ses valeurs, ses coutumes et ses modes de vie distincts.
L’Occident sait que la généralisation de son modèle est une chimère. À l’heure où notre planète souffre, où la vieille triade ne cesse de brandir ses exigences écologiques au nom du développement durable, l’Occident a compris que la Terre ne supporterait pas l’ensemble de l’humanité vivant avec les standards occidentaux. Un monde totalement occidentalisé est un monde épuisé, perdu, mort à court terme. La victoire de l’occidentalisation du monde signifierait donc sa défaite. Le modèle occidental ne peut se perpétuer que si une minorité d’êtres humains l’appliquent… tandis que la majorité s’en accommode tant bien que mal. C’est pourquoi le mondialisme occidental est un cauchemar. Pour l’éviter, l’Occident doit limiter sa puissance. Il doit faire preuve de tolérance et reconnaître que l’autre possède aussi une partie de la vérité. Souvenons-nous du cri des nouveaux philosophes : « Théoriser, c’est terroriser. »