L’organisation du G7 à Hiroshima en mai prochain a vu le premier ministre japonais Fumio Kishida multiplier les initiatives diplomatiques depuis le début de l’année 2023 : tournée en Europe et aux États-Unis, sommet historique avec la Corée du Sud, visite à Kiev… Ces déplacements – où les questions de sécurité, et avant tout la guerre en Ukraine et le dossier de Taïwan tiennent une part significative – accompagnent une mutation notable de la posture stratégique globale de l’archipel.
En décembre 2022, le Japon a en effet publié deux nouveaux documents relatifs à sa défense, dont une Stratégie de sécurité nationale et une Stratégie de défense nationale.
Parmi les mesures annoncées, l’acquisition de moyens de « contre-attaque », c’est-à-dire la capacité de frapper des bases ennemies avec des missiles à longue portée, a été la plus commentée. Les États-Unis ont accepté de livrer des missiles de croisière Tomahawk à Tokyo, un privilège jusqu’ici octroyé au seul Royaume-Uni. Washington cherche ainsi à accroître l’interopérabilité avec les Forces d’Autodéfense nippones (FAD) afin de renforcer la force de dissuasion de l’alliance dans un Indo-Pacifique sous tension.
Une évolution stratégique remarquée
Si la Chine et la Russie se sont empressées de dénoncer la « militarisation débridée » de l’archipel, on assiste en réalité, plus simplement, à une étape supplémentaire dans la normalisation de l’appareil de défense du pays.
Au demeurant, cela ne s’est pas fait sans à-coups. Il aura fallu attendre l’accumulation de menaces régionales résultant des premiers tirs balistiques puis nucléaires de la Corée du Nord en 1998 puis 2006 et de la crise montante autour des iles Senkaku avec la Chine depuis 2010 pour voir les cercles dirigeants nippons se montrer plus actifs dans la professionnalisation de leur outil militaire et l’acquisition de nouvelles capacités, notamment à travers le développement d’une défense antimissile avec l’aide des États-Unis.
Ces derniers ont fortement encouragé et accompagné le Japon dans sa quête d’une posture stratégique plus affirmée à l’échelle régionale comme internationale. Tokyo a par ailleurs su s’adapter aux contraintes de sa Constitution, dont l’article 9 renonce à l’usage de la force dans les relations internationales et à l’entretien de forces armées, en soulignant le caractère défensif de sa démarche.
Les documents publiés ces derniers jours indiquent que Tokyo ne craint plus de s’afficher comme un acteur stratégique majeur. L’archipel confirme ainsi son rôle de premier plan et son engagement aux côtés des États-Unis dans la défense d’un Indo-Pacifique libre et ouvert (Free and Open Indo-Pacific, FOIP) et au-delà, d’un ordre international libéral mis à mal par les comportements agressifs de la Chine et la Russie.
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L’augmentation envisagée du budget militaire nippon à 2 % du PIB sur cinq ans, contre 1 % actuellement, pourrait classer Tokyo parmi les cinq premiers acteurs de défense mondiaux, alors qu’il se situe actuellement au 8ᵉ rang, avec un buget militaire de 49,3 milliards de dollars.
L’exploitation de l’héritage stratégique de Shinzo Abe
Shinzo Abe, ancien premier ministre (2006-2007 puis 2012-2020) tragiquement assassiné en juillet 2022, avait donné une impulsion significative au renforcement militaire de l’archipel en faisant adopter une nouvelle législation sur la sécurité nationale en 2015.
Désormais, les FAD peuvent faire usage de la force et porter secours à des pays amis, notamment les États-Unis, dans certaines situations mettant en jeu des intérêts nationaux vitaux (survie du Japon, menace sur les droits constitutionnels des Japonais) – et cela sans limites géographiques. Elles peuvent donc théoriquement intervenir partout.
Le renforcement des capacités militaires des FAD visait entre autres à donner de la substance à la promotion de ce fameux Indo-Pacifique libre et ouvert, un concept géopolitique dont Shinzo Abe a assuré avec conviction la promotion. Il ralliera notamment à sa vision son homologue indien Narendra Modi dès 2015, puis Donald Trump en 2017.
Mettant en avant la connectivité stratégique existant entre les océans Indien et Pacifique, son approche suppose entre autres un accès libre pour l’ensemble de la communauté internationale aux mers d’Asie, à leurs principaux détroits et aux voies de navigation commerciales. Elle explique le rapprochement voulu par Abe avec les démocraties maritimes d’Asie – États-Unis, Inde et Australie – que l’expansion et l’agressivité des forces de la marine, des garde-côtes et des flottilles de pêche chinoises inquiètent.
Ce rapprochement s’est incarné dans l’organisation du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), un partenariat informel créé en 2004 et que Shinzo Abe a contribué à renforcer à partir de 2007 en y arrimant solidement l’Inde et l’Australie aux côtés des États-Unis. Depuis, Joe Biden a fait du QUAD le cadre élargi d’une coopération multidimensionnelle se posant comme une alternative aux Nouvelles Routes de la Soie chinoises.
L’impact de la guerre en Ukraine
Le choc créé par l’invasion russe de l’Ukraine a été l’un des éléments qui ont influencé la rédaction des nouveaux documents stratégiques du Japon.
Fumio Kishida a été parmi les premiers dirigeants asiatiques à se joindre aux pays occidentaux pour imposer des sanctions à la Russie, même si cette décision a ruiné la poursuite des négociations nippo-russes sur l’avenir des territoires du Nord (Kouriles pour la Russie), dont quatre îles restent disputées entre les deux pays depuis 1945.
Le coup de force russe en Europe a convaincu les cercles dirigeants japonais qu’une attaque de Taïwan par la Chine pouvait se produire et que l’archipel ne pourrait rester à l’écart d’une crise dans le détroit.
Par ailleurs, le gouvernement japonais a mesuré combien le soutien de l’UE et de l’OTAN à l’Ukraine s’est accru dès lors que Kiev a montré sa résolution à se battre. Il en a déduit que la meilleure façon de s’assurer de l’appui des États-Unis et d’autres partenaires en cas de crise était de consentir un réel investissement dans sa propre défense.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre la présence de Kishida au sommet de l’OTAN du 30 juin 2022 à Madrid, une première, ainsi que ses propos sur l’idée que la sécurité de l’Europe et celle de l’Indo-Pacifique étaient liées. L’augmentation envisagée du budget de défense japonais par la nouvelle stratégie correspond d’ailleurs à l’engagement des États membres de l’OTAN à consacrer 2 % de leur PIB aux dépenses militaires à horizon de 2024.
Des changements de fond, mais une analyse géopolitique prudente
Dans la nouvelle Stratégie de sécurité nationale, la perspective d’attaques de missiles contre le Japon est décrite comme une « menace palpable », d’où la nécessité pour le pays de se doter de moyens supérieurs à ses défenses existantes.
Ces éclaircissements renvoient à la réalité d’une forte dégradation de l’environnement proche du Japon : en août 2022, après la visite à Taïwan de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, Pékin a procédé à des exercices militaires d’ampleur, lançant notamment des missiles balistiques dont cinq ont atterri dans la zone économique exclusive du Japon. Cet épisode s’est ajouté aux multiples incursions maritimes et aériennes chinoises dans les eaux territoriales et l’espace aérien des îles Senkaku (Diaoyu pour la Chine), situées à quelque 410 km de l’archipel japonais d’Okinawa.
Le document constate que la diplomatie et les activités militaires de Pékin sont « très préoccupantes » et représentent un « défi stratégique majeur » sans précédent pour le Japon et la communauté internationale. Quant à la Russie, depuis la guerre en Ukraine, elle constitue une « forte préoccupation de sécurité ».
Il est souligné que la stratégie du Japon restera « défensive » et que les « contre-attaques » ne seront utilisées que dans certaines conditions limitées. Les frappes préemptives ne sont pas autorisées.
Enfin, face au développement de stratégies hybrides (ingérence politique, désinformation, propagande), le Japon entend améliorer ses capacités spatiales et ses moyens de lutte contre les cyberattaques et la guerre informationnelle. La composante de cybersécurité passera à 4 000 personnes d’ici à 2027, contre 800 actuellement, ce qui permettra au gouvernement de combler d’importantes lacunes.
Vers un « JAUKUS » ?
L’administration Biden a salué les annonces du Japon et les grandes lignes d’une Stratégie nationale de défense qui constitue un écho à celle qu’elle vient elle-même de publier.
Pour les États-Unis, engagés dans une compétition multidimensionnelle avec la Chine, il convient d’utiliser au mieux l’innovation, mais aussi la mise en réseau des capacités technologiques et opérationnelles disponibles. Le partenariat AUKUS signé en 2021 avec le Royaume-Uni et l’Australie, au-delà de la fourniture de sous-marins à propulsion nucléaire, implique ainsi des collaborations poussées dans des secteurs clés comme l’intelligence artificielle, le calcul quantique, l’hypersonique ou encore les capacités sous-marines autonomes.
Le Japon et les États-Unis coopèrent déjà étroitement en matière de technologie militaire. Les forces aériennes japonaises mettent en œuvre l’avion de combat F-35 et utilisent le système de défense antimissile Aegis, tous deux construits par l’entrepreneur américain Lockheed Martin. L’alliance avec les États-Unis est plus que jamais vitale pour Tokyo, dont la dépendance en matière de renseignement et de détection avancée est déjà forte dans le cadre de la défense antimissiles. Une dépendance qui devrait s’accroître avec l’acquisition de missiles Tomahawk, d’autant que Tokyo envisage d’en doter ses destroyers équipés du système antimissiles Aegis.
Au demeurant, les responsables japonais ne seraient pas hostiles à des partenariats élargis, voire à un « JAUKUS ». Alors que la compétition technologique avec la Chine s’intensifie, le Japon estime qu’il peut donner un avantage décisif à son grand allié américain au regard de sa maîtrise dans des secteurs de pointe comme l’intelligence artificielle, la robotique, les technologies quantiques ou les semi-conducteurs.
En octobre 2022, durant une visite remarquée à Canberra, Fumio Kishida a renouvelé un ancien accord portant notamment sur le partage de renseignements d’origine électronique avec l’Australie. La signature a relancé les supputations sur une possible adhésion du Japon à l’alliance de renseignement « Five Eyes », qui rassemble les plus proches alliés des États-Unis : le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada.
On l’aura compris : l’époque où le Japon était « un géant économique mais un nain militaire » est bel et bien révolue…
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.