• Marianne Péron-Doise

    Directrice de l’Observatoire géopolitique de l’Indo-Pacifique, chercheuse associée à l’IRIS

Trois ans après sa signature le 15 septembre 2021, le pacte de sécurité AUKUS rassemblant les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie en vue de fournir des sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire (SSN) à Canberra, continue de diviser l’Indo-Pacifique. Pour autant, le communiqué du 26 septembre 2024 suivant la réunion à Londres des ministres de la Défense des trois pays affiche une cohésion sans faille et un bilan d’activités conséquent, en dépit de notables modifications.

Un programme qui crée des remous

Les huit sous-marins initialement annoncés se résument pour l’instant à trois unités, prélevées sur le parc des submersibles américains de type Virginia, dans l’attente du lancement du programme de construction des SSN AUKUS. La livraison du premier Virginia ne pouvant intervenir avant 2030, la Royal Australian Navy, RAN, devra prolonger ses sous-marins conventionnels vieillissants.

Le pilier II du projet, qui consiste en une coopération trilatérale renforcée dans les hautes technologies, s’est étendu au Japon et devrait s’ouvrir au Canada, à la Nouvelle-Zélande et à la Corée du Sud. Il s’agit pour les États-Unis de conserver l’avantage sur la Chine dans les domaines émergents du cyber, de l’intelligence artificielle (AI), du calcul quantique, des missiles hypersoniques, mais ces collaborations ne sont pas sans créer des remous politiques dans certains pays, dont le Canada, car elles pourraient fortement nuire à leurs relations avec la Chine.

En mars 2023, les chefs de gouvernement des pays AUKUS, ont annoncé une feuille de route ambitieuse. Avant d’équiper l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire, il faut en effet passer par différentes étapes majeures, dont la formation technico-opérationnelle, la partie australienne n’ayant jamais mis en œuvre de sous-marins à propulsion nucléaire.

Le défi est de développer une solide base de compétence dans les secteurs civils, militaires et industriels au profit des personnels de la marine australienne chargés de l’entretien, de la maintenance et de l’exploitation des futurs sous-marins. Il faut également former les officiers et les équipages australiens qui auront à embarquer au sein des SSN américains de la classe Virginia que la RAN exploitera dans l’attente d’une livraison des SSN AUKUS qui ne pourra intervenir avant 2040. Depuis un an, un nombre croissant de sous-mariniers australiens a été accueilli aux États-Unis et au Royaume-Uni, intégré à des équipages locaux et affecté à des sous-marins américains et anglais de classe Virginia ou Astute. La Submarine Rotational Force-West située sur la base navale de Stirling, sur la façade océan Indien de l’Australie s’apprête à accueillir des rotations d’unités de SSN britanniques et américains dès 2027.

Un accord d’habilitation pour la coopération dans le domaine de la propulsion nucléaire navale, qualifié « d’historique » par les trois partenaires a été signé en août 2024. Ceci n’a pas été sans créer des polémiques, alimentées notamment par la Chine qui agite un risque de prolifération. En tant qu’État partie au Traité de non-prolifération (TNP) et non doté d’armes nucléaires, l’Australie a dû réaffirmer à plusieurs reprises qu’elle ne possèderait pas d’armes nucléaires et qu’elle ne chercherait pas à en acquérir. Joe Biden n’a d’ailleurs de cesse de répéter que les SSN AUKUS prévus seront à propulsion nucléaire, mais n’emporteront pas d’armes nucléaires.

Un dilemme stratégique régional

En dépit d’avancées technico-industrielles, l’AUKUS reste débattu. Malgré un intense effort d’explication du gouvernement du premier ministre australien Anthony Albanese, la population n’est pas convaincue du bien-fondé de ce partenariat, dont elle devrait pourtant être la principale bénéficiaire. À ses yeux, il se révèle fort coûteux. On parle de 37 milliards d’euros pour les dix prochaines années. Le caractère « d’anglosphère » du pacte, renforcé par l’ajout potentiel de puissances membres de l’accord de partage de renseignement Five Eyes comme le Canada et la Nouvelle-Zélande, renvoie aux critiques d’alignement renforcé sur les États-Unis et de perte d’autonomie stratégique. Pour le Canada, en dépit d’une stratégie Indo-Pacifique, les centres d’intérêt sécuritaires paraissent se situer plus justement dans le Pacifique Nord, l’Arctique et l’Atlantique Nord, très loin du Pacifique occidental et de la zone de déploiement potentielle des SSN AUKUS.

L’ensemble des pays d’Asie du Sud-Est, dont l’Indonésie – partenaire important pour Canberra – et du Pacifique Sud restent réservés. Ils s’inquiètent du renforcement de la compétition stratégique sino-américaine, de l’effet d’entraînement régional de l’initiative AUKUS sur la dynamique d’acquisitions d’équipements militaires et de son impact sur le régime de non-prolifération. Les États insulaires d’Océanie pour qui les effets du changement climatique sur leur environnement constituent une menace existentielle voient l’AUKUS comme une tentative de militarisation de leur région par des puissances traditionnelles ex-colonisatrices, poursuivant leurs propres agendas de sécurité. Un grand nombre d’États du sud-est asiatiques et océaniens ont peu, ou pas, adopté le concept d’Indo-Pacifique. Aussi, ils se gardent bien d’endosser les stratégies politico-militaires qui s’y rattachent, que ce soit l’AUKUS ou le QUAD, ce Dialogue quadrilatéral pour la sécurité rassemblant les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon créé en 2007 et relancé en 2016.

La Chine, qui a bien compris que ce nouveau mécanisme sécuritaire était dirigé contre elle, relaie avec habileté les interrogations et les critiques à l’encontre de l’AUKUS. Selon une rhétorique bien rodée, elle stigmatise une « mentalité de guerre froide » ou une « OTAN asiatique ».

Un doute persistant sur l’effet dissuasif d’AUKUS

Fondamentalement, l’analyse de la logique stratégique d’AUKUS et des capacités de dissuasion réelle du pacte reste à démontrer. L’AUKUS n’a pas empêché un surcroît d’activités belliqueuses des forces navales de l’Armée populaire de libération (APL) dans les mers de Chine méridionales et orientales. Ceci jusqu’aux portes de l’Australie, avec la signature d’un accord sécuritaire entre Pékin et les Îles Salomon en 2022 autorisant l’escale de bâtiments chinois.

Depuis deux ans, des incidents de plus en plus graves opposent les garde-côtes philippins et chinois dans les Spratleys, autour du récif de Second Thomas dont Pékin entend interdire l’accès. Le litige sino-japonais concernant la souveraineté des îlots Senkaku a vu la multiplication des incursions chinoises dans la zone maritime contiguë japonaise jouxtant les îlots. Depuis 2021, ces incursions se produisent désormais dans les eaux territoriales japonaises.

Enfin, la Chine s’obstine à ne pas reconnaître le caractère international du détroit de Taïwan qu’elle considère comme ses eaux intérieures. Elle en conteste le passage par des navires de guerre sans son accord préalable. La traversée de deux navires allemands en septembre 2024 a, sans surprise, provoqué ses vives protestations et un regain d’activités aériennes et navales de ses forces armées. Un signal très net à l’encontre des marines de pays ayant adopté une stratégie Indo-Pacifique (États-Unis, Australie, France, Canada, Japon) empruntant intentionnellement le détroit au nom du respect du droit international et de la liberté de navigation.

Le test des arguments concernant l’efficacité et les implications d’AUKUS tourne autour d’un éventuel conflit dans le détroit de Taïwan. Pour l’Australie, fidèle alliée de Washington et de surcroît liée par le pacte AUKUS, il sera difficile de ne pas soutenir une action des États-Unis en cas de crise. Il en est de même du Japon, dont les derniers documents stratégiques relatifs à sa défense et publiés en 2022 lient clairement la sécurité de l’archipel à la stabilité dans le détroit de Taïwan. C’est plus discutable pour le Canada dont le statut de membre de l’OTAN l’engage étroitement à intervenir sur le théâtre euroatlantique. Pour autant, l’effet stratégique le plus attendu d’AUKUS serait de dissuader la Chine de tout aventurisme vis-à-vis de Taïwan, or les manœuvres militaires chinoises se sont intensifiées depuis trois ans.

Pour les États-Unis, le fait de disposer grâce aux SSN AUKUS australiens, d’une force complémentaire à l’US Navy, déployable dans les eaux du Pacifique occidental constituera un avantage indéniable. D’autant que ces SSN seront équipés de missile de croisière Tomahawk.

Toutefois, trois ans après le lancement d’AUKUS, le rapport de force avec la Chine est lent à s’inverser, notamment au regard des délais d’entrée en service des sous-marins tout au plus fixé à 2040. Pour l’heure, si l’AUKUS peut compliquer les calculs stratégiques de la Chine, il ne semble pas constituer un obstacle à leur réalisation.