L’accès aux mers libres de glaces, condition sine qua non de l’insertion dans le grand commerce international, constitue une priorité géopolitique de la Russie depuis le règne d’Ivan le Terrible. La voie vers les Dardanelles bloquée, Moscou a longtemps fait du littoral balte sa « fenêtre sur l’Europe » et sur le monde. En conséquence l’indépendance des trois États Baltes en 1991 est un revers majeur pour le Kremlin, dont l’accès à la Baltique se réduit aujourd’hui aux ports de l’enclave de Kaliningrad et à ceux du golfe de Finlande.
Toutefois, le recul progressif de la banquise se confirmant, la Russie disposera bientôt sans doute d’une des plus longues côtes du monde en Arctique. Avec, à la clé, un accès à de nouveaux gisements d’hydrocarbures, à des eaux recélant un grand potentiel halieutique mais aussi le contrôle d’une route maritime appelée à devenir stratégique entre l’Europe et l’Asie, le passage du Nord-Est, le Sevmor’Pout russe. Opportunité majeure pour le désenclavement du pays, l’Arctique pose cependant de nouveaux défis :
– Du point de vue des frontières maritimes en premier lieu. Russie, États-Unis, Canada, Norvège, Danemark : les cinq États dont le territoire borde partiellement l’océan entendent se tailler la plus grande part possible du gâteau. Si un accord est survenu entre Moscou et Oslo (1), rien n’est réglé entre la Russie et les autres protagonistes. La question de l’appartenance géologique de la dorsale Lomonossov, toujours en suspens, sera à ce titre cruciale.
– Du point de vue de l’exploitation des ressources de la zone ensuite. La mise en valeur des gisements gaziers de Yamal et Chtokman, les travaux de prospection qui doivent être menés dans la partie orientale de l’Arctique, encore méconnu, constituent autant de défis techniques que l’industrie russe n’a pas nécessairement les moyens de résoudre seule : ce qui explique la concession par Gazprom de 25 % des parts du consortium qui exploitera Chtokman à Total en 2007 puisque le groupe français dispose d’un savoir-faire en matière de liquéfaction du gaz (gaz naturel liquéfié : GNL) qui fait défaut aux Russes. La substitution d’une flotte moderne de pêche aux navires vétustes actuels, sera également un enjeu industriel majeur.
– Enfin, il faudra que la Russie soit en mesure d’assurer les missions de souveraineté qui s’imposeront dans cet immense espace. Escorteurs, navires-ateliers et hôpitaux devront être en mesure d’assurer leur mission de service public tous les jours, par tous temps, dans un environnement extrêmement hostile, nuit polaire, froids extrêmes, tempête quasi-permanente. Ce ne sera pas facile.
Dans ce contexte la France a sa partition à jouer. Le partenariat stratégique franco-russe est sans cesse plus étroit. L’achat de bâtiments de projection et de commandement (BPC) Mistral par Moscou le démontre. Il faut à présent transformer l’essai en proposant à Moscou les solutions que l’industrie française peut mettre à sa disposition sur ces dossiers.
Sur le marché des hydrocarbures les enjeux sont colossaux. Plateformes offshore, pétroliers, méthaniers, navires de ravitaillement… D’ici 2030 on estime que les besoins se monteront à plus de 40 plateformes et plus de 200 bâtiments spécialisés. Une étude russe chiffrait il y a quelques années à 22,8 milliards de dollars les investissements nécessaires sur la seule tranche 2008-2015. Et l’effort à consentir au total d’ici vingt ans sera sans doute bien plus élevé en prenant en compte les opérations de prospection, d’extraction puis d’acheminement des hydrocarbures. Pour Total, Technip (entreprise dotée d’une solide maîtrise des usines flottantes de liquéfaction du gaz naturel), GDF, STX…, il y a dans le Nord un puissant relai de croissance. Car la Russie a besoin d’aide. Si ses chantiers savent produire pétroliers et méthaniers, ils produisent lentement et à des prix élevés. Quant au segment des plateformes offshore, il s’est traduit pour le principal chantier naval de l’Arctique, Sevmash, par une catastrophe : jusqu’ici spécialiste de la construction de sous-marins, le groupe a totalement raté sa diversification vers le civil (2).
Le secteur de la pêche est moins prometteur. Même si la Russie ambitionne en la matière de se doter de la première flotte au monde, les enjeux économiques sont moindres et les chantiers navals locaux possèdent un savoir-faire indéniable. Toutefois il y aura aussi de la place pour les acteurs étrangers. En Extrême-Orient russe un projet russo-coréen portant sur la construction de navires-usines de plus de 100 mètres de long est ainsi à l’étude.
Le segment des navires de guerre est peut-être celui que les Français doivent surveiller de plus près. Américains et Britanniques ne veulent ni ne peuvent accéder à ce marché. Les autres acteurs, pour des raisons politiques, sont moins bien placés que nous. « La France n’a pas de comptes à rendre à Washington comme la Corée du Sud, l’Allemagne ou l’Italie », souligne un industriel français. Pour sa part DCNS, après la vente des Mistral, est tentée d’aller plus loin. Le groupe, qui devrait ouvrir dans les prochains mois une filiale en Russie, est prêt à mettre sur pied, projet par projet, les joint-ventures qui s’imposeront avec d’éventuels partenaires russes mais aussi à consentir les transferts de technologie qui s’imposeront. Et les enjeux financiers sont élevés, susceptibles de dépasser ceux du secteur des hydrocarbures. Avec une enveloppe de 474 milliards d’euros d’équivalent Titre V entre 2011 et 2020, la Russie a décidé de réformer et de moderniser massivement ses forces armées. Dans cette enveloppe 24 % des fonds doivent être consacrés à la reconstruction d’une vraie marine hauturière. Ce qui signifie plus de 11 milliards d’euros d’investissements annuels pour la Marine.
Certes, l’industrie de défense russe et son protecteur, le ministère de l’Industrie, ne sont guère enthousiastes à l’idée de partager une telle manne. Certes, il y a traditionnellement un énorme différentiel entre les fonds théoriquement accordés et ceux effectivement dépensés par les armées russes. Corruption, lourdeur de la machine administrative… bien des obstacles surgissent lorsqu’il s’agit de passer de la parole aux actes dans le pays. Mais les fonds sont là. Et compte-tenu des moyens engagés, des objectifs assignés, les industriels de la défense russes auront sans doute beaucoup de mal à remplir ce plan de charge considérable (Moscou prévoit de construire 100 navires, submersibles et navires de surface, sur dix ans…). Car la construction navale est en plein marasme. Les années Eltsine se sont traduites par un abandon quasi-total des chantiers à eux-mêmes et à une réduction drastique des commandes pour la Marine russe, provoquant l’écroulement du secteur. Aujourd’hui les chantiers navals russes ne sont plus capables de livrer dans les délais – et sans surcoûts – des navires modernes et immédiatement opérationnels. À l’export comme sur leur marché domestique.
Après les mécomptes survenus sur le dossier de l’ex-porte-avions Gorchkov, vendu par Moscou à New Delhi (3), l’accident survenu sur un sousmarin nucléaire d’attaque de la classe Nerpa loué à la Marine indienne, la Russie, par la voie de Rosoboronexport, a encore dû se résoudre à admettre le 2 juillet dernier qu’elle ne serait pas en mesure de livrer dans les temps les trois frégates lance-missiles Talwar commandées par l’Inde et qu’elle ne savait pas quand elle pourrait le faire compte tenu des difficultés rencontrées par le chantier Yantar de Kaliningrad. Situation inconcevable il y a une dizaine d’années, ce sont maintenant les chantiers navals indiens qui vont apporter leur assistance aux projets conduits par Rosoboronexport !
Et la Marine russe n’est pas mieux lotie par ses industriels. Les navires, même les plus récents, pêchent par leurs lacunes en matière d’ergonomie des postes de commandement et des passerelles de navigation. Ils ne disposent pas non plus de systèmes modernes de centralisation des informations. Corollaire de ces retards technologiques, les bâtiments russes doivent encore faire appel à un équipage très nombreux alors que la volonté des autorités russes est de diminuer le format des forces armées pour des questions de coût mais aussi de raréfaction de la ressource humaine : alors que la démographie russe a accusé un sensible recul, il faut plus de 800 hommes pour armer un croiseur de la classe Piotr Veliki quand il n’en faut que 160 pour mettre en oeuvre un BPC de la classe Mistral. La France est capable d’apporter son savoir-faire en la matière pour accompagner l’indispensable changement. Elle le démontre déjà dans le dossier du BPC. « Lorsque nos camarades russes sont sur la passerelle du Mistral, qui se manoeuvre avec deux personnes, ils sont estomaqués. Ils veulent parvenir au même résultat, économiser des hommes. C’est pourquoi ils sont aussi très demandeurs en termes de simulateurs d’entraînement à la conduite », déclare un marin français. Certes, précise-t-il, « le Mistral est pour les Russes un choc culturel très profond et il faudra une démarche d’accompagnement, que les gens apprennent à le conduire et que les process industriels de maintenance et de réparation s’adaptent à ce nouveau type de bâtiments. Ce sera un chantier phénoménal ». Mais les acteurs français ont bien compris l’importance de l’enjeu. Conformément aux clauses du contrat, plus de 70 spécialistes russes des constructions navales de défense seront formés en France à l’exploitation et à la maintenance du Mistral.
Au-delà de l’assistance technique qu’elle peut apporter sur ce segment, l’industrie navale française peut aussi apporter sa maîtrise dans un domaine crucial pour la Marine russe : les escorteurs. Car les nouvelles classes de corvettes et de frégates multiplient difficultés techniques et retards. Mécontente du comportement des corvettes de la classe 20380 Stereguschy, la VMF (Voenno-Morskoï Flot, littéralement « Flotte maritime de guerre ») a gelé le programme. Les frégates de la classe 22350 ou Gorchkov accumulent les délais de construction. Quant à celles du type Neustrashimy, elles sont de toute évidence confrontées à de graves problèmes de comportement à la mer. Pour sa première mission de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien la marine a envoyé le Neustrashimy. Après trois mois sur zone, le bateau était dans un état lamentable. Son sister-ship, le Yaroslav Mudryy, a fait ses essais à la mer fin mars 2011 et devait à son tour gagner l’océan Indien. Le bateau n’est jamais parti et son commandant a été mis à pied. Il y a de toute évidence un réel problème. Et celui-ci sera plus sensible encore lorsque de tels navires devront affronter les mers extrêmement formées de l’Arctique. La situation est telle que l’état-major de la Marine russe préfère avoir recours à ses vieux navires, des valeurs sûres, plutôt que de faire confiance à ses nouveaux bâtiments. Aujourd’hui les grands déploiements à la mer sont assurés par des croiseurs classiques ou nucléaires type Moskva ou Piotr Veliki, ou par des destroyers classe Udaloy. « Il y a de toute évidence des voies de coopération possibles pour les industriels français, des segments de marché, en ce qui concerne les nouvelles classes d’escorteurs. Nous pouvons apporter des solutions sur les centrales de production d’eau, les capacités d’accumulation à la mer, les systèmes électriques. Et cela ne pose pas de problème de CIEEMG (NDA : commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre) : le stockage de l’eau et des vivres, les osmoseurs, ce qui accroît l’habitabilité du bâtiment ne relève pas de technologies sensibles… », estime un spécialiste français de la construction navale.
Le constat dressé pour les escorteurs vaut aussi pour les navires logistiques. Les bâtiments-ateliers de la Marine russe sont perpétuellement en panne, les navires-hôpitaux ne naviguent jamais et ce sont toujours les mêmes pétroliers-ravitailleurs qui sont envoyés en mission. Difficile dans ces conditions d’assurer une permanence à la mer. Or celle-ci sera d’autant plus cruciale en Arctique que les champs gaziers, quelquefois très éloignés des côtes (le gisement de Chtokman est à plus de cinq cents kilomètres au nord du littoral arctique russe), ne pourront bénéficier d’une assistance par hélicoptère. DCNS, avec sa nouvelle classe de grands navires logistiques, le Brave (4), capable de remplir comme le BPC des missions aussi bien civiles que militaires, pourrait combler cette lacune en partenariat avec l’OSK (5). Sans doute cette fois-ci, les contrats seraient-ils moins favorables à la France en termes de partage du travail, compte-tenu de la volonté du Kremlin de défendre son industrie de défense et de « russifier » le plus possible ses coopérations avec des partenaires étrangers. Mais cette perspective n’a pas de quoi rebuter un industriel français. Même dans ces conditions la transaction resterait fructueuse. Et les sociétés françaises ne pourront pas à l’avenir se montrer trop difficiles avec des partenaires russes dont la dureté en affaires est reconnue « Les Russes ont parfaitement compris qu’avec les restrictions budgétaires en matière de défense, nous ne sommes pas au mieux sur notre marché domestique. Ils y voient une opportunité pour eux de nous amener à collaborer plus étroitement encore. Dans leur intérêt comme dans le nôtre », résume le directeur russe d’un des principaux groupes français installés à Moscou.
Les sociétés françaises, toutefois, doivent agir rapidement pour s’emparer des parts du marché russe auxquelles elles peuvent prétendre. Car la Russie est en pleine relance après la crise économique de 2008- 2009. Le Kremlin a lancé un effort de ré-industrialisation et de modernisation du pays qui progresse à marche forcée. Ce processus se poursuivra quel que soit le candidat qui l’emportera en 2012. De nombreuses compagnies étrangères convoitent elles aussi le potentiel qui s’offre sur le marché de la construction navale. Chinois et Coréens multiplient les projets à Saint-Pétersbourg et en Extrême-Orient (6). Les Italiens de Fincantieri ont proposé leur assistance à Sevmash sur l’offshore. Si les modalités d’exécution du contrat Mistral donnent satisfaction aux acteurs russes, la France aura un temps d’avance. À elle de ne pas le gaspiller.