Les BRICS sont entrés dans une nouvelle ère. Les discussions sur la dédollarisation continuent à occuper le devant de la scène. Par quels leviers ce groupe peut-il réaliser ce défi ?
Il ne faut pas se faire d’illusion. Ceux qui pensent qu’on pourrait par un coup de baguette magique trouver une nouvelle devise-clé ou trouver une alternative au système issu des Accords de Bretton Woods, après la Deuxième Guerre mondiale sous-estime l’ampleur du défi à la fois technique et politique. Il n’y a pas de prétendant au dollar pour devenir une monnaie internationale avec ses trois fonctions de monnaie de réserve, d’unité de compte et de moyen de paiement. Nos amis Chinois l’ont bien compris eux-mêmes car faire du Yuan la clé du système monétaire internationale les priverait de l’autonomie stratégique qu’il recherche. En réalité, les BRICS vont, de façon très pragmatique, introduire progressivement des coups de dent dans l’hégémonie du dollar et d’abord par l’utilisation croissante de leurs monnaies nationales dans leurs échanges croisés de marchandises, mais aussi par des accords de swap (ndlr : accord de crédit réciproque) pour faire face à des attaques spéculatives. Je note que l’or, enfin, prend une place croissante dans les réserves en devises des pays émergents tandis que les réserves en dollars ou les achats de bons du Trésor américain sont en baisse très sensible depuis la fin de la Covid. Nous allons de facto vers une sorte de nouveau régime d’étalon-or.
Dans une de vos déclarations, dans un entretien paru au Nouvel Observateur en août dernier, vous avez souligné : « Il est probable que les Brics accueilleront à court terme l’Algérie, autre leader des Non-Alignés ». Outre cette position immuable et historique de sa diplomatie, quels sont les autres arguments capables d’accélérer l’adhésion de l’Algérie aux BRICS ?
Le dernier Sommet de Johannesburg a finalement assez bien défini les conditions de l’élargissement du club des BRICS. Rappelons-le, un club informel qui n’a aucune prétention à créer un nouveau système international alternatif par lui-même, si ce n’est par la pression combinée des membres du club pour réformer en profondeur l’ordre économique international existant. Comme par exemple mettre un terme à la domination incroyable des pays occidentaux dans des institutions aussi importantes que le FMI ou la Banque Mondiale où les États-Unis ont toujours un droit de veto de facto, tandis que des petits pays comme la France ou le Royaume-Uni ont des droits de vote équivalents à celui de la Chine et supérieur à celui de l’Inde dont la population atteint le milliard et demi d’habitants, c’est-à-dire trois fois l’Europe… L’élargissement des BRICS repose sur un accord consensuel des autres membres. Il faut donc que le jeu d’équilibre entre les membres fondateurs, c’est-à-dire la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud soit respecté. Tel est le cas de l’Algérie clairement. Il y a en outre deux autres grands principes : un élargissement graduel pour vérifier que le fonctionnement souple du club reste valide, et d’autre part un principe d’équilibre des grandes zones géographiques du monde. À priori l’adhésion de l’Algérie répond à ces deux autres critères pour le tour suivant, même s’il va falloir faire un petit effort pour l’Amérique latine, dont l’Argentine vient de faire défaut. Je ne pense pas que l’argument parfois utilisé d’être un pays pétrolier et gazier soit un argument fort, même s’il est vrai que les BRICS+, c’est-à-dire élargi aux cinq nouveaux adhérents depuis janvier 2024, pèse désormais un peu plus de 40% de la production mondiale d’hydrocarbures. Ce qui va l’emporter à mon sens est le positionnement constant de l’Algérie comme un leader diplomatique de ce qu’on a longtemps appelé le Tiers-Monde face aux pays riches, là où d’autres pays ont des positions beaucoup plus ambiguës, et notamment parmi ses voisins.
Le prochain Sommet des BRICS se tiendra à Kazan. A quoi faut-il s’y attendre ? Et en quoi sera-t-il différent de celui de Johannesburg ?
Le Sommet 2024 est annoncé à Kazan. C’est doublement important. D’une part, on le doit à la présidence brésilienne qui a préféré passer son tour, car elle est aussi en charge de la présidence du G20, ce qui fait beaucoup en termes de travail diplomatique. Le fait est donc que c’est la Russie reprend le flambeau et ce n’est pas anodin dans le contexte de la guerre en Ukraine et du bras de fer entre Moscou et l’Otan, c’est-à-dire le monde occidental. D’autre part Kazan n’est pas anodin car c’est la capitale de la république du Tatarstan, une des portes d’entrée de l’Asie centrale qui devient une région clé dans ce qu’on appelle le « Grand Jeu » entre les pays occidentaux, la Chine, l’Inde, la Russie et la Turquie. Sur le contenu, la présidence russe a publié dès le 2 janvier un document de travail précisant les priorités de la présidence. J’en retiens ces éléments clés qui vont bien sûr résonner fortement dans l’agenda de l’Algérie : « Nous nous attacherons à renforcer la coordination de la politique étrangère entre les pays membres et à rechercher conjointement des réponses efficaces aux défis et aux menaces qui pèsent sur la sécurité et la stabilité internationales et régionales. » Ce qui veut dire que les questions géopolitiques vont beaucoup peser dans le Sommet de Kazan. Sur le plan économique, la Russie, qui est l’objet de fortes sanctions occidentales, est fortement incitée à faire avancer la coopération au sein du Sud Global dont les BRICS sont de facto la cheville ouvrière, d’où cette annonce assez précise : « Nous contribuerons à la mise en œuvre pratique de la stratégie pour le partenariat économique des BRICS à l’horizon 2025 et du plan d’action pour la coopération en matière d’innovation des BRICS à l’horizon 2021-2024 afin de garantir la sécurité énergétique et alimentaire, de renforcer le rôle des BRICS dans le système monétaire international, d’élargir la coopération interbancaire et d’étendre l’utilisation des monnaies nationales dans les échanges commerciaux mutuels. »
Un programme extrêmement ambitieux je crois.
Propos recueillis par Fouad Irnatene pour El Moujahid.