En décembre 2022, le Japon a redéfini sa politique de sécurité avec trois documents décisifs : une Stratégie de sécurité nationale (NSS), une Stratégie de défense nationale (NDS) et un Programme de renforcement de la défense (Defense Buildup Program). Attendues de longue date, ces publications comportent des éléments profondément transformateurs, ouvrant la perspective de changements significatifs au sein de l’Alliance américano-japonaise. Tout en témoignant du sentiment d’insécurité accru de Tokyo au cours de la dernière décennie, elles ont révélé l’ampleur de la réflexion engagée sur la mise en place de moyens par lesquels les Forces d’Autodéfense japonaises (FAD) pourraient jouer un rôle plus important. Ceci notamment en soutien à la stratégie Indo-Pacifique américaine, à la fois pour des opérations conventionnelles et nucléaires. Le Japon a ainsi annoncé une augmentation significative du budget de la défense étalée jusqu’en 2027 ainsi que l’acquisition de capacités de contre-attaque via des missiles à longue portée, tels que les missiles surface-navire de type 12 (12SSM) et des Tomahawks américains. Il prévoit également d’intégrer les FAD dans une nouvelle structure de commandement interarmées d’ici mars 2025.

Au-delà des stratégies de zone grise chinoises, la multiplication des tirs balistiques nord-coréens, l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022 et la menace de coercition nucléaire agitée par Vladimir Poutine dans le cours du conflit ont également influencé ce renforcement de la posture stratégique du Japon. Ces évolutions de fond de situations régionales ayant une portée globale ont relancé les interrogations japonaises sur certains aspects de l’Alliance avec les Etats-Unis, toujours promptes à resurgir. Cette problématique récurrente s’est accompagnée de déclarations publiques et de discussions plus restreintes confinées aux cercles politico-militaires nippo-américains sur l’élargissement du partenariat de l’archipel avec l’OTAN, l’idée d’un « partage nucléaire » avec les Etats-Unis et plus récemment sur l’intégration du Japon au sein du deuxième pilier d’AUKUS. La thématique du « partage nucléaire » a pour sa part été lancé- sans doute comme un ballon d’essai- par Shinzo Abe, ancien Premier ministre japonais tragiquement assassiné en juillet 2022. A l’époque, il avait suggéré que le Japon devrait commencer à évoquer cette perspective avec les États-Unis. Bien que, pour l’heure, ce débat a été qualifié « d’inacceptable » par l’actuel premier ministre Fumio Kishida, élu parlementaire de la ville martyre d’Hiroshima, rien ne dit qu’il ne puisse resurgir, poussé par une accélération des tensions régionales et une tendance au réarmement global. Cette notion de « partage nucléaire » a également été soulevée par le président sud-coréen Yoon Suk-yeol qui entend en faire un élément constitutif de l’Alliance de sécurité entre la Corée du Sud et les Etats-Unis. Au moment où s’amorce une dynamique apparente de « trilatéralisation » des relations de sécurité et de recherche de synergies opérationnelles entre ces deux pays et les Etats-Unis, la problématique nucléaire propre au Japon prend une résonnance nouvelle.

Cette note prend donc date en évoquant les aspects principaux de ce débat non clôt.

LA QUESTION NUCLEAIRE ET L’ALLIANCE NIPPO-AMERICAINE

L’avenir nucléaire du Japon, ou les discussions qui s’y rapportent, est périodiquement un sujet d’intérêt. Par le passé, la question a souvent été posée de savoir si le Japon devait acquérir sa propre capacité d’armement nucléaire. En réponse, les contre-arguments ne manquent pas. L’idée est ancrée que le Japon, seul pays au monde à avoir subi le feu atomique, ne sera jamais en mesure de surmonter l’obstacle psychologique, émotionnel et politique que représenterait l’abandon de sa politique non nucléaire. Plus significativement, l’acquisition de telles capacités changerait fondamentalement l’organisation de l’Alliance américano-japonaise. Celle -ci joue un rôle essentiel dans la politique de défense des États-Unis en Asie de l’Est depuis les années cinquante. En continuant à s’adapter à l’évolution des dynamiques stratégiques dans la région, l’Alliance est considérée par ses deux protagonistes comme un puissant facteur de stabilité pour l’Indo-Pacifique et au-delà. En ce sens l’inclusion du Japon dans le deuxième pilier d’AUKUS consacré au développement de technologies militaires avancées (informatique quantique, IA, armes hypersoniques) était prévisible. Elle vise à maintenir le rapport de puissance capacitaire sino-américain en faveur des Etats-Unis et de son réseau d’alliés et de partenaires à l’échelle régionale mais aussi dans une optique de dissuasion globale.

La politique des Trois principes non-nucléaires (hikaku san gensoku).

Le renforcement progressif des FAD découlant de l’évolution des options politico-militaires du Japon a été étroitement lié à une relation américano-japonaise assez unique. Depuis la fin de la guerre froide, le Japon s’est efforcé d’adapter sa défense à un cadre de sécurité régional et international mouvant afin de jouer un rôle plus important au sein d’une relation avec les Etats-Unis où il s’est longtemps perçu comme un « junior-partner ». Ce rééquilibrage progressif, entamé dès les années 1960, s’est accéléré lorsque Shinzo Abe est revenu au poste de premier ministre pour la deuxième fois en décembre 2012. Sa politique de « contribution proactive à la paix » s’est traduite par l’adoption de la loi sur la protection des secrets spécifiques, de la première Stratégie de sécurité nationale du Japon en 2013, l’assouplissement des restrictions sur les exportations de technologies de défense en 2014 et la promulgation des Lois pour la paix et la sécurité en 2015. Ces dernières permettent désormais au Japon d’exercer le droit à l’autodéfense collective dans des circonstances spécifiques.

Tout au long de cette évolution, l’approche des cercles décisionnels nippons à l’égard des questions nucléaires est restée constante. Fortement influencé par les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki en 1945 et son identité de yuiitsu no hibakukoku (le seul pays), le Japon s’est opposé à la présence d’ogives nucléaires américaines sur son sol dans les premières années de la guerre froide, lorsque les États-Unis ont placé l’archipel sous leur parapluie nucléaire. On notera cependant que le Japon a servi de bases arrière pour les équipements américains, dont les bombardiers stratégiques, déployés dans le cadre de la guerre de Corée de 1950 à 1953. L’approche japonaise a été codifiée sous la forme des « Trois principes non nucléaires » (hikaku san gensoku) en 1967, selon lesquels le Japon s’engageait à ne pas posséder, à ne pas produire et à ne pas introduire d’armes nucléaires sur son territoire. Compte tenu de la persistance du rejet de l’opinion publique japonaise à l’encontre des armes nucléaires, ces principes ainsi que la signature du Traité de non-prolifération en 1968 constituent le fondement de l’approche du Japon en la matière depuis des décennies, tout en lui permettant de s’imposer comme un ardent défenseur du désarmement et de la non-prolifération nucléaires.

Depuis le milieu des années 1990, cette ligne a été régulièrement interrogée en raison des menaces grandissantes émanant des deux voisins nucléaires du Japon – la Chine et la Corée du Nord. La bellicosité nord-coréenne – le pays a réalisé à ce jour six essais nucléaires -s’est récemment aggravée avec des tests de missiles balistique intercontinentaux de plus en plus fréquents et les progrès de son programme spatial. Toutefois, la modernisation des capacités militaires conventionnelles et nucléaires de Pékin, associée à un comportement plus affirmé dans les mers de Chine orientale et méridionale, a incité le Japon à donner la priorité aux risques posés par la Chine au cours de la dernière décennie. Ce que souligne clairement la NSS 2022.

Dissuasion élargie et partage nucléaire avec les Etats-Unis

Plus récemment, la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine a intensifié les inquiétudes nippones concernant le danger nucléaire. Le Japon et la Russie ayant toujours un conflit de souveraineté non résolu sur les « Territoires du Nord » (Kouriles pour la Russie), la volonté apparente de Moscou d’utiliser des armes nucléaires pour menacer l’Ukraine et d’autres États impliqués dans le conflit a conduit Tokyo à s’interroger sur l’impact qu’une menace similaire – russe, chinoise, nord-coréenne – pourrait avoir sur l’Asie de l’Est et sa propre sécurité nationale. Ainsi, le conflit russo-ukrainien ne peut que nourrir le débat sur les possibles options nucléaires ouvertes au Japon, en particulier la question de savoir si l’archipel devrait commencer à envisager le « partage nucléaire » et le stockage d’armes nucléaires américaines sur son sol comme l’avait suggéré Shinzo Abe. Immédiatement après l’attaque russe, celui-ci avait déclaré que le Japon devrait discuter du concept de partage des armes nucléaires avec les États-Unis, comme le font certains membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), en faisant valoir que l’Ukraine n’aurait pas été envahie si elle avait été un État membre de l’OTAN. Une telle approche a été soutenue par d’anciens hauts fonctionnaires japonais, tant civils que militaires et certains parlementaires du parti gouvernemental appartenant à la fraction la plus conservatrice du Parti Libéral démocrate du Japon (PLD). En outre, la réaction de l’administration Biden au conflit entre la Russie et l’Ukraine – excluant toute intervention militaire directe en laissant entendre que la raison en est le statut de puissance nucléaire de la Russie – a alimenté des doutes supplémentaires quant à la volonté des États-Unis de respecter ses engagements de sécurité envers Tokyo.

Jusqu’à présent, les États-Unis n’ont pas esquivé la réponse aux préoccupations concernant la crédibilité de leur parapluie nucléaire. Des discussions sur le sujet se sont tenues régulièrement depuis 2010 avec des responsables japonais dans le cadre d’une enceinte spécifique, le Dialogue sur la dissuasion élargie, Extended Deterrence Dialogue, EDD, de consultations officieuses sur l’examen de la revue de Posture nucléaire, Nuclear Posture Review, NPR et de réunions 2+2 des ministres de la défense et des affaires étrangères. Néanmoins, à mesure que la Chine développe son arsenal nucléaire, Tokyo s’inquiète à juste titre de l’efficacité technique de la dissuasion élargie des États-Unis dans la région et s’interroge davantage sur ce qui déclencherait une réponse militaire américaine. Compte tenu des points chauds potentiels tels que le détroit de Taiwan, les mers de Chine orientale et méridionale et la péninsule coréenne, la crédibilité de la garantie de sécurité américaine, est cruciale pour la politique de défense du Japon et l’engagement des deux alliés à maintenir un Indo-Pacifique « libre et ouvert ». Les implications stratégiques de ce débat sur la défense du Japon, y compris ses possibles options nucléaires, peuvent avoir un impact profond sur l’Alliance américano-japonaise et au-delà sur le réseau de proches partenaires (like-minded partenaires) des deux pays, comme la Corée du Sud, l’Australie où le Royaume Uni. Washington pourrait ainsi devoir réévaluer ses discussions en cours avec Tokyo concernant les rôles, les missions et les capacités des forces armées des deux pays afin de rendre la coopération bilatérale plus efficace et opérationnelle tout en y intégrant une perspective régionale. Par exemple, si le Japon décide d’accepter le partage nucléaire et/ou d’autoriser les armes stratégiques américaines sur son sol, ou si la République de Corée acquiert des armes nucléaires de manière autonome ou par le biais d’un accord de partage nucléaire, l’organisation du dispositif militaire des forces américaines au Japon et plus largement en Asie de l’Est devra être réévalué. Pour l’heure, les Trois principes non nucléaires figurent aux côtés de la mention de la dissuasion élargie octroyée par l’Alliance comme bases fondamentales guidant la NSS 2022.

ENGAGÉ DANS LA NON-PROLIFÉRATION NUCLÉAIRE, LE JAPON NE S’INTERDIT PAS DE REFLECHIR SUR SES OPTIONS NUCLÉAIRES POSSIBLES

Bien que l’invasion russe de l’Ukraine ait suscité des discussions sur l’avenir de la sécurité du Japon, y compris sur les options nucléaires, ce dernier reste attaché à son rôle de défenseur de la non-prolifération et du désarmement nucléaires. C’est particulièrement le cas sous l’actuelle administration Kishida. Le sommet du G7 à Hiroshima a reflété le dilemme du Japon qui, bien que défenseur de la non-prolifération et du désarmement nucléaires, continue à s’appuyer sur le parapluie nucléaire américain pour assurer sa propre sécurité nationale. De la même façon, le Japon n’a pas adhéré au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) entré en vigueur en 2021. A moins que la Corée du Nord n’intensifie considérablement ses tirs de missiles à l’égard du Japon ou que la Russie ne lance une attaque nucléaire contre l’Ukraine, cette position consistant à poursuivre le désarmement nucléaire tout en bénéficiant de la dissuasion élargie américaine sera probablement maintenue. Toutefois, cette approche pourrait changer si le Japon envisageait d’autoriser les escales de sous-marins à propulsion nucléaire américains et non américains. On notera qu’à la demande insistante du président Yoon Suk-yeol, les Etats-Unis ont repris les escales de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) sur le territoire sud-coréen en 2023. Ces escales, suspendues depuis 1991 en raison de la décision américaine de retrait de toutes leurs armes nucléaires tactiques de Corée du Sud, s’inscrivent dans une logique de réassurance des garanties de sécurité. Il s’agit de conforter l’allié sud-coréen sur la solidité de l’engagement nucléaire de Washington face à la nucléarisation, désormais irréversible, de la Corée du Nord.

En réalité, la grande majorité de la population japonaise reste fermement opposée à l’acquisition par le pays de capacités nucléaires, que ce soit sous la forme d’un accord de partage nucléaire de type OTAN avec les États-Unis ou par le développement d’armes nucléaires propres. Leur soutien au maintien de l’engagement normatif de Tokyo à l’égard des Trois principes non nucléaires reste solide. Ce sentiment est fermement affiché par le Premier ministre Kishida, qui affirme que son gouvernement n’a pas l’intention d’envisager cette option et, outre les Trois principes, se réfère à la loi fondamentale sur l’énergie atomique stipulant que l’utilisation de l’énergie nucléaire par le Japon est limitée à des fins pacifiques.

Pour autant, le principe de « non-introduction » d’armes atomiques sur le territoire japonais est un élément important du débat global sur le nucléaire au Japon. Parmi les experts et les hauts fonctionnaires du pays, il y a des désaccords sur la question de savoir si un sous-marin nucléaire effectuant une escale de quelques jours doit être considéré comme une « introduction » d’armes nucléaires. A vrai dire, il n’y a pas de consensus sur la définition précise de l’expression « pas d’introduction », et notamment si elle décrit des situations permanentes implication une interdiction définitive où si elle admet des situations ponctuelles, c’est-à-dire une « semi-permanence » guidée par une opportunité stratégique. On peut imaginer qu’une situation extrême mettant en cause la sécurité de l’archipel puisse inciter les cercles dirigeants japonais à changer d’avis et à faire montre du pragmatisme qui a accompagné l’évolution des questions de défense et de sécurité de l’archipel sur ces cinquante dernières années. Les trois principes non nucléaires étant basés sur une politique déclaratoire mais pas juridiquement contraignante, ils devraient permettre une relative flexibilité pour coopérer dans le cadre d’une dissuasion élargie en cas d’urgence. Par exemple, le Japon pourrait autoriser l’atterrissage ponctuel de bombardiers stratégiques américains portant des armements nucléaires ou l’escale de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, SNLE, dans une situation de crise. On peut également imaginer une démarche japonaise rejoignant l’esprit de celle du président Yoon Suk-yeol afin de marquer la résolution de l’alliance avec les Etats-Unis à fixer des lignes rouges et dissuader tout perturbateur d’initiatives aventureuses.

L’INDISPENSABLE RE-EQUILIBRAGE OPERATIONNEL DE L’ALLIANCE

Si les questions liées aux visites temporaires d’aéronefs ou de bâtiments de combat dotés d’armes nucléaires font l’objet de nombreuses discussions, ceci n’est qu’un aspect des problèmes qui se posent. Le cœur du débat reste la manière dont la dissuasion élargie américaine sera mise en œuvre et sur la manière dont le Japon peut apporter son soutien dans le cadre des mécanismes existants ou à élaborer. Par exemple, le Dialogue sur la dissuasion élargie, EDD, est actuellement dirigé par des secrétaires adjoints américains et des directeurs généraux adjoints japonais, ce qui, selon certains critiques, n’est pas suffisamment élevé pour en accroître la portée et donc fournir publiquement le niveau approprié d’assurance politique. Le fait de hausser l’EDD au niveau ministériel, attirerait davantage l’attention du public et enverrait un message stratégique fort à la Chine, avec un risque moindre d’aggraver les tensions. Les discussions tenues en 2022 et 2023 ont d’ailleurs évoqué la perspective d’un renforcement des outils diplomatiques existant mais aussi des activités opérationnelles conjointes entre les forces armées des deux pays, à l’image de l’exercice d’entrainement majeur axé sur la défense antimissiles KEEN SWORD.

Donner des gages de « réassurance »

Les discussions au sein de l’EDD pourraient également porter plus précisément sur la planification, notamment sur les modalités suivant lesquelles les États-Unis mettraient en œuvre la dissuasion élargie, c’est à dire la façon et le moment où les forces américaines agiraient pour protéger le Japon en cas de crise. Par ailleurs, il serait sans doute utile pour les deux pays d’envisager la possibilité d’incorporer un nouvel organe consultatif dans l’EDD, similaire au Groupe consultatif nucléaire (NCG) américano-coréen annoncé dans la Déclaration de Washington en avril 2023 signée entre les présidents Yoon et Biden. La mise en place d’un forum similaire entre les Etats-Unis et le Japon permettrait à Tokyo de prendre part aux discussions de planification et à la prise de décision en matière d’opérations nucléaires, et les deux pays seraient en mesure d’établir un lien plus efficace entre la planification opérationnelle des forces conventionnelles et nucléaires.

Dans les faits, le Japon serait très probablement le dernier pays d’Asie du Nord-Est à se doter de ses propres armes nucléaires, et on peut citer au moins deux scénarios probables pour que le pays prenne une telle initiative : l’affaiblissement de l’Alliance entre les États-Unis et le Japon et la décision de la République de Corée de se doter de ses propres armes nucléaires. La forte « allergie nucléaire » du Japon et sa confiance dans l’alliance ont joué un rôle important dans la décision de Tokyo de s’appuyer sur le parapluie nucléaire américain plutôt que d’acquérir ses propres armes nucléaires. Toutefois, si les États-Unis laissent croire qu’ils ne sont pas disposés à combattre et à défendre le Japon contre une attaque armée, l’efficacité de la dissuasion élargie en serait diminuée, ce qui pousserait l’archipel à chercher à se doter de ses propres capacités nucléaires pour se défendre. De même, si la Corée du Sud se dote d’armes nucléaires, elle signalera au Japon que les États-Unis ne sont pas en mesure de défendre leurs alliés par le biais de la dissuasion élargie. C’est pourquoi il est important que les États-Unis rassurent le Japon en renforçant la crédibilité de l’Alliance, ce qu’ils peuvent faire par le biais de discussions pragmatiques et d’exercices combinés. Ceci posé, on peut penser que le Japon, en tant que puissance nucléaire du « seuil », constitue une menace implicite suffisante pour dissuader les adversaires potentiels, tels que la Chine et la Corée du Nord. Tokyo possède déjà la technologie, le savoir-faire et les matériaux nécessaires, dont des stocks de plutonium grâce à son programme civil, nécessaires au développement de capacités nucléaires militaires. L’archipel dispose également de lanceurs spatiaux très performants. Ces dispositions, caractéristiques d’une puissance nucléaire potentielle ou « virtuelle » ne peuvent qu’inciter tant Pékin que Pyongyang à une relative prudence dans leurs calculs stratégiques.

La transformation des structures de commandement et d’organisation des forces

Les nouvelles orientations stratégiques du Japon amorcées dans la NSS et la NDS de 2022 semblent indiquer que le Japon entend contribuer à l’alliance en coordonnant ses capacités de contre-attaque avec les États-Unis. Les missiles japonais à longue portée, incluant les 400 Tomahawks fabriqués aux États-Unis, permettraient de frapper la Chine en profondeur et pourraient réduire l’écart entre les capacités militaires chinoises et américaines dans la région. Toutefois, les moyens de contre-attaque du Japon restent faibles et il faudra beaucoup d’entrainement avant qu’ils soient opérationnels. Actuellement, le Japon possède des capacités limitées en matière de commandement, de contrôle, de communication, d’informatique, de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (C4ISR). En outre, bien que les missiles à distance constituent une bonne option de dissuasion, ils comportent un risque inhérent d’escalade. Il est donc important que le Japon et les États-Unis discutent de la manière d’assurer une coordination opérationnelle harmonieuse et d’atténuer le risque d’escalade. Le Sommet bilatéral tenu le 10 avril 2024 entre les deux pays permet d’ailleurs à l’Alliance de franchir un nouveau cap stratégique en matière d’intégration et de partage des capacités avec la création d’un Conseil de défense conjoint et la mise en place prochaine d’un nouveau commandement américain dans l’archipel afin que les forces américaines soit mieux à même de se coordonner avec les FAD en cas de crise. Là aussi, la comparaison avec la Corée du Sud s’impose. Contrairement à cette dernière, où les troupes américaines et sud-coréennes peuvent opérer sous le commandement unifié d’un officier général quatre étoiles, Le Combined Force Command, les forces des Etats-Unis stationnées au Japon sont placées sous les ordres d’un officier général subordonné au commandement américain pour l’Indo-Pacifique (US INDOPACOM) établi à Hawai. Cet officier n’a aucun pouvoir de décision stratégique et ses responsabilités apparaissent limitées à la gestion des bases et des 54 000 soldats américains déployés dans l’archipel. La constitution d’une structure de commandement américaine interarmées basée au Japon apparait pourtant justifiée pour des raisons d’efficacité opérationnelle. Cette évolution pourrait d’ailleurs accompagner la montée en puissance d’une structure interarmées japonaise similaire, toujours en gestation. Toutefois, si on peut à terme déboucher sur un Etat-major conjoint capable d’exécuter des opérations de planification et de coordination il est difficile, pour des raisons politiques propres au Japon, de concevoir la constitution d’un état-major intégré, rassemblant sous un même commandement les forces américaines et japonaises.

Conclusion

En dépit des efforts de l’administration Biden pour se recentrer sur ses alliés et restaurer leur confiance dans l’engagement des États-Unis, la crainte demeure au Japon que la relation de sécurité ne soit pas suffisamment institutionnalisée pour résister à l’éventualité redoutée d’un retour de l’administration Trump. Il est indéniable que la capacité de l’Alliance à défendre le Japon et la région est plus étendue que jamais, mais à mesure que les enjeux de sécurité en Asie de l’Est s’accroissent, les actions des États-Unis sont étroitement scrutées tant par leurs alliés que par leurs adversaires, notamment la crédibilité du parapluie nucléaire américain. Les commentaires du président Biden rejetant l’idée d’envoyer des troupes en Ukraine en raison du statut de puissance nucléaire de la Russie ont eu un certain impact au Japon comme en Corée du Sud sur la dissuasion élargie des États-Unis appelant des éclaircissements et à tout le moins des discussions plus ouvertes entre partenaires. Vu du Japon, l’idée prédomine qu’ une alliance n’est pas un engagement à sens unique, et Tokyo se doit d’envisager les moyens par lesquels les FAD peuvent jouer un rôle plus important dans le soutien des forces américaines dans l’Indo-Pacifique, à la fois pour les opérations conventionnelles et nucléaires. Toutefois, il est essentiel que les États-Unis reconfirment constamment et visiblement leur engagement envers l’Alliance.

De façon plus générale, quelle que soit l’orientation que prendra tout débat sur la politique nucléaire du Japon, elle aura un impact profond sur la dynamique de sécurité en Asie de l’Est et plus largement en Indo-Pacifique. La Chine a toujours protesté contre ce débat, arguant qu’il mettait en lumière ce qu’elle n’a de cesse de dénoncer comme une dangereuse tendance militariste du Japon. Par conséquent, tout signe d’éloignement par Tokyo de la politique des Trois principes non-nucléaires pourra être utilisé pour justifier une nouvelle expansion des forces nucléaires chinoises, qui sont déjà en forte augmentation depuis plusieurs années. Il va sans dire que la Corée du Nord tirera elle aussi parti d’une telle évolution pour renforcer son comportement agressif. Il est donc essentiel de prendre au sérieux toute amorce de discussion au Japon sur l’orientation future de sa politique de défense, notamment son avenir nucléaire.