Historienne, journaliste, chercheuse à l’IRIS, secrétaire générale adjointe de la FIDH, Sophie Bessis pose un œil multidisciplinaire sur la situation de la Tunisie. Alors que la rédaction de la Constitution est en cours et que la situation autour des Droits des femmes est incertaine, elle a accepté de répondre aux questions de Nawaat sur la situation des femmes en Tunisie.
Je pense que les femmes tunisiennes sont aujourd’hui à un tournant, dans la mesure où elles sont dans une situation tout à fait unique dans le monde arabe : la législation de la famille est la plus avancée du monde arabe, les Tunisiennes ont bénéficié d’avancées considérables et de beaucoup d’acquis au cours des cinquante cinq premières années de l’indépendance… Aujourd’hui il s’agit donc de savoir si, en Tunisie, le projet de société va changer, si on va revenir en arrière sur ces acquis, si on va revenir en arrière sur le Code du Statut Personnel ou si, au contraire, les femmes tunisiennes vont continuer à avancer sur le chemin de leur émancipation.
L’institution de la parité à la proportionnelle sur les listes électorales, votée par la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, a été une innovation très intéressante. Nous nous sommes retrouvés avec une parité d’alternance obligatoire, qui, si elle n’était pas respectée par les listes entraînait l’annulation des listes. C’était un pas extrêmement important. Malheureusement le vieux machisme aidant, il n’y a eu que 7% des 1500 listes avec des femmes à leur tête.
Ce qui fait que la parité n’a pas donné les espoirs que l’on avait mis en elle, dans la mesure où le vote ayant été très fragmenté, dans la plupart des cas seules les têtes de listes ont été élues. Et avec seulement 7% de femmes tête de liste on s’est logiquement retrouvé avec une Assemblée Nationale où les femmes ne comptent que 23% des membres de l’ANC. C’est un chiffre non négligeable au regard de la moyenne mondiale, mais au regard des espoirs que l’on avait mis dans la parité en Tunisie, c’est une grande déception. Cela montre, avec d’autres signaux, que la Tunisie dans la période actuelle, n’est pas dans une trajectoire de progrès.
Le gouvernement actuel compte très peu de femmes et comme d’habitude la femme est Ministre de la femme. Il n’y a pas de poste ministériel important dévolu aux femmes, c’est un gouvernement extrêmement masculin et les grandes institutions du pays sont, elles aussi, très masculines. Au vu de la qualité et la quantité de la participation des femmes à la Révolution, nous n’avons pas avancé suffisamment vite au cours des derniers mois.
Il aurait peut-être fallu demander la parité des têtes de listes. Il n’y a que le PDM qui a instauré cette parité. Aucun autre parti n’a fait un effort pour aller vers la parité, pas plus les partis qui se disent modernistes, que les partis d’extrême gauche.
La question de quota se pose dans tous les domaines. Il y a eu plusieurs études du Programme des Nations Unies pour le Développement par exemple, qui montrent que dans le monde entier et particulièrement dans le monde arabe, si on laisse aller les tendances actuelles on arriverait à la parité dans les responsabilités et dans la gestion de la chose publique dans … quelques siècles ! Évidemment en soi les quotas peuvent paraître regrettables, mais je crois qu’il faut donner un coup de pouce pour que les femmes puissent assumer les charges à égalité avec les hommes.
De coup de pouce en terme de quota, de discrimination positive comme on dit, bien que je n’aime pas ce mot. C’est une mauvaise adaptation du terme américain ”Affirmative action”. Je préfère une traduction littérale avec le terme “Action affirmative”. Il faut aujourd’hui aller dans ce sens. Nous sommes dans une période très incertaine, une période de crise économique, où les femmes sont les premières victimes de cette crise, où elles sont en état de précarisation plus grande que les hommes, où la féminisation de la pauvreté est une réalité, où il y a des forces conservatrices qui veulent cantonner les femmes à la sphère domestique, ou en tout cas réduire leur activité professionnelle. Cette conjoncture est très inquiétante pour les femmes.
Les deux sont liés. En fait la tactique de l’attente est l’éternel argument masculin : “ce n’est pas le moment…” Il faut d’abord observer le fonctionnement de la société, le fonctionnement de la classe politique, le fonctionnement syndical… qui dissuadent souvent les femmes de se présenter. Il n’y a eu aucune évolution, ou presque, dans le partage des tâches domestiques. Si les réunion politiques ont lieu à 20h qui va garder les enfants ? S’il n’y a pas de crèche, si l’Etat se désintéresse de l’éducation préscolaire, est-ce que les hommes vont le faire ? Non, ce sont les femmes ! Donc quand on dit que les femmes ne s’engagent pas il faut prendre tout cela en considération. On oublie trop souvent qu’il y a cette fameuse double journée pour les femmes : la journée professionnelle et la journée domestique et que donc il n’y a pas de place pour autre chose. Ce n’est pas que les femmes ne veulent pas se présenter ! C’est qu’elles ne peuvent pas ! Il faut que l’Etat fasse un effort dans le domaine de l’éducation préscolaire, dans le domaine de la garde des enfants, dans le domaine de la garde des personnes âgées, car tout ce qui est du ressort domestique tombe sur les épaules des femmes. Que les partis politiques, que les syndicats, que les sphères de l’activisme politique tiennent comptent des tâches des femmes ! La façon dont fonctionne la société fait que les femmes ne peuvent pas participer à certains activités et cela me révolte d’entendre dire par la suite que les femmes ne veulent pas, alors qu’en réalité elles ne peuvent pas !
Vous devez savoir qu’il y a un intergroupe Femme qui vient de se créer au sein de l’ANC, ce qui est une initiative intéressante. Il faut maintenant voir ce qui va en sortir. Il faut savoir que même si il y a des divergences politiques entre les femmes il peut y avoir des actions communes pour la défense des Droits des femmes.
Toutefois les femmes députées ne sont pas un objet extérieur à la société, elles font parties de la société et donc il y a des femmes progressistes comme des femmes conservatrices, des femmes de droite comme des femmes de gauche… et évidement elles ne vont pas défendre le même projet de société. Les idées conservatrices sont également très présentes dans le milieu féminin. Toutes les femmes tunisiennes ne sont pas des activistes pour l’égalité des droits. La société tunisienne est travaillée par le conservatisme et donc les femmes tunisiennes le sont aussi.
Malgré cela, je pense que depuis plus de deux générations, les femmes tunisiennes ont bénéficié de certains acquis. Je pense que quelque soit l’influence du conservatisme, elles ne sont pas prêtes à abandonner leur acquis principaux. Les minorités extrémistes ont aujourd’hui une audience qui va bien au delà de leur importance dans la société. Même dans les milieux conservateurs, je vois mal la majorité des femmes accepter une régression à tous les niveaux.
Il va y avoir, dans la rédaction de la Constitution, des divergences politiques et idéologiques sur l’introduction de la norme religieuse par exemple, mais il peut y avoir des lieux de convergence entre les femmes d’horizons politiques différents, pour défendre un certains nombre d’acquis.
La société civile a un rôle important avec les associations. Elles doivent pousser la classe politique, dénoncer un certain nombre de choses. Regardez le travail accompli sur le monitoring des médias, un monitoring qui montre à quel point les médias restent misogynes. Ce travail a été fait par le milieu associatif.
Il y a un travail de plaidoyer incroyable. Les associations ont un rôle à jouer. Les femmes doivent investir la sphère politique et travailler à l’intérieur de cette sphère pour la faire évoluer et changer. Le champ politique reste très masculin partout, il est difficile pour les femmes d’y entrer. Petit à petit il faut essayer d’aller vers la parité pour que les femmes accèdent à la décision politique, qu’elles ne soient pas que les troupes, les militantes.
Je pense que le travail de la société civile c’est d’alerter les autorités, et, entre autre, le Président de l’ANC, car c’est lui qui préside la rédaction de la Constitution. La pression doit continuer pour que l’on n’oublie pas l’importance de ces droits. On est très loin de l’égalité des sexes en Tunisie, donc je crois qu’il faut continuer à travailler et être vigilant sur la rédaction de la Constitution.
Bien sûr qu’il y a des femmes alibis : puisque la loi était paritaire il fallait des listes paritaires. Donc on a un peu bourré les listes. Mais toutes les femmes ne sont pas des femmes alibis et je crois que ce qui est important c’est qu’en étant à l’ANC, elles vont apprendre le métier politique. A mon avis quelque soit le parti politique il est important que les femmes accèdent à des rôles politiques, même si elles sont alibis. Elles ne le seront pas toujours. Après tout elles ne sont pas seulement des “idiotes utiles” comme beaucoup le disent !
Nous sommes à un tournant car nous sommes à l’étape de la rédaction de la Constitution, ce qui est une étape importante. La Constitution c’est la loi fondamentale d’un pays, le texte dans lequel sont inscrits les principes qui gouvernent une société et en générale une Constitution est faire pour le long terme. C’est la prochaine échéance, et c’est bien pourquoi les organisations de la société civile, en particulier, demandent la constitutionnalisation de l’égalité des sexes. C’est une revendication fondamentale. L’égalité des sexes doit devenir un principe fondamental, non révisable et non amendable.
Le deuxième point important concerne les Droits humains en générale et ceux des femmes en particulier. Il s’agit de la disposition de 1959 selon laquelle les conventions internationales sont supérieures aux lois nationales. Cette disposition doit être reconduite dans la prochaine Constitution. Il ne faut pas de recul en la matière.
Il faudra aussi observer ce qui est fait pour les droits économiques et sociaux, dont on parle trop peu souvent, alors que ceux des femmes, en particulier, sont très souvent bafoués.