Il va falloir nourrir 10 milliards d’êtres humains à l’horizon 2050. Et dans votre livre Veut-on nourrir le monde ? (éd. Armand Colin, 2024), vous qualifiez ce défi d’Everest alimentaire. Expliquez-nous pourquoi.
Cet essai est né de plusieurs constats : tous les êtres humains doivent manger tous les jours, et dans beaucoup de régions du monde, le progrès, c’est d’abord celui de pouvoir se nourrir, ce que le confort de nos sociétés développées nous a fait perdre de vue. Or, en 2023, la barre des 8 milliards d’habitants sur la planète a été franchie alors que, la même année, des études annonçaient un siècle de « dépeuplement ». J’ai trouvé dangereux d’employer ce terme alors que le pic démographique ne sera atteint qu’autour de 2080. Ensuite seulement, sur la base des projections onusiennes, la population mondiale commencera à décroître. Autrement dit, il reste des décennies d’efforts pour sécuriser des besoins humains croissants. L’agriculture et la pêche sont mobilisées, mais doivent aussi tenir compte d’un autre impératif, celui de lutter contre le changement climatique, qui leur impose de verdir leurs pratiques et de se décarboner… Il leur faut se préparer à relever ce double défi productif et écologique
Comment l’agriculture française, dont les orientations se décident à l’échelon européen, peut-elle concilier enjeux environnementaux et production intensive ?
La lutte contre le dérèglement du climat exige des innovations et des financements spécifiques et je suis convaincu de longue date de l’urgence climatique. L’Union européenne doit proposer un projet cohérent pour ses secteurs stratégiques, dont l’agriculture doit continuer à faire partie. La décarbonation de cette dernière doit donc être menée tout en la protégeant des risques de distorsions de concurrence avec le reste du monde. Autre difficulté : l’Europe entretient un rapport compliqué à l’innovation. On le voit dans le domaine des « biotechs » et, notamment, des «nouvelles techniques génomiques», ou NTG. Il semblerait que celles-ci, qui sont différentes des OGM, puissent apporter des solutions pour s’adapter au réchauffement climatique, selon les scientifiques. Une bonne partie du monde y a déjà recours mais au sein de l’UE, les discussions sur leur autorisation se poursuivent.
Les grandes manifestations agricoles en France et en Europe, début 2024, ont révélé le profond malaise des agriculteurs, souvent considérés comme des pollueurs. Les Français et les gouvernants leur rendent-ils justice ?
Bien que nous soyons obsédés par la qualité de notre alimentation, nous – citadins pour la plupart – ne connaissons plus ceux qui remplissent nos assiettes. Producteurs et consommateurs sont déconnectés et certains agriculteurs vivent très mal cette déconnexion. Ce que l’on entendait sur tous leurs barrages, c’était une demande de confiance, de cohérence et de constance. Les multiples critiques qui les ont ciblés et les exigences parfois contradictoires de l’opinion ont détourné les politiques publiques de l’Europe de l’essentiel : produire ! On demande aux agriculteurs de nous nourrir, tout en sauvegardant la nature à long terme. Leur confier une telle responsabilité est justifié, mais à condition de leur assurer une reconnaissance et un revenu à la hauteur de ces exigences. Ce qui n’est pas le cas. À mes yeux, ils sont des héros contemporains, bien plus que d’autres «sauveurs de la planète» autoproclamés.
L’élevage bovin est pointé du doigt car fortement émetteur de gaz à effet de serre. Faut-il drastiquement réduire les cheptels ?
Il faut aborder ce sujet avec nuance. On ne peut nier le poids du bétail dans le bilan carbone de l’agriculture, ni le fait que certaines cultures (comme le soja) entrant dans l’alimentation animale contribuent à la déforestation. Pourtant, il serait absurde de chercher à supprimer l’élevage. D’abord parce que la demande en protéines animales explose en raison de la poussée démographique, et parce que, dans certaines régions du monde comme l’Asie, on mange beaucoup plus de viande qu’auparavant, surtout du poulet, protéine animale la plus rentable et accessible. Même dans les pays développés, peu de gens mangent de la viande rouge tous les jours car c’est cher et dangereux pour la santé. En revanche, des nutritionnistes recommandent d’en consommer plusieurs fois par semaine avant 20 ans et après 60 ans (pour former la masse musculaire des enfants, et entretenir celle des seniors). Mais que les autres tranches d’âge réduisent leur consommation paraît souhaitable. Renoncer à tout élevage serait en outre une hérésie écologique, compte tenu alternative intéressante au soja. Une partie de la solution passe aussi par l’amélioration des pratiques d’élevage. En Bretagne, la filière du porc est ainsi en voie de décarbonation : les éleveurs agissent sur l’alimentation et réutilisent toutes les parties de l’animal – y compris le lisier, qui produit du biogaz servant de source d’énergie à l’exploitation. C’est la preuve qu’en investissant et en innovant sur le temps long, on réduit le bilan carbone de l’élevage. Tout est bon dans le cochon breton : plus qu’un slogan, cela devient une réalité agro-industrielle et l’illustration d’une écologie circulaire territoriale.
Le gouvernement danois taxera les émissions de méthane de ses vaches, moutons et porcs à partir de 2030. Qu’en pensez-vous ?
Pourquoi pas, mais à condition d’élargir la mesure à toutes les émissions animales de gaz à effet de serre. Avant de taxer les animaux destinés à notre alimentation, pourquoi ne pas taxer GB Les vaches sont un emblème du Texas, qui en élève 12 millions. Ci-dessous, le parc d’engraissement de Tascosa, propriété du géant local Champion Feeders. À g., à Hereford, un champ de maïs pour bétail puisant dans l’aquifère d’Ogallala, qui se tarit rapidement. les chiens et les chats domestiques, dont l’empreinte carbone n’est pas nulle, bien qu’on n’en parle jamais ? Je rappelle que la planète compte aujourd’hui environ 1 milliard de chiens et de chats vivant dans des domiciles particuliers. Je n’ai rien contre les animaux de compagnie, je fais juste remarquer que, dans des débats aussi clivants, un pas de côté peut être éclairant ! Dans le même ordre d’idées, on sait que les émissions de CO2 de l’industrie du numérique s’envolent. Personnellement, je préfère «cramer» du carbone en me nourrissant qu’en regardant Netflix. Tous les types d’émissions de carbone se valent-ils ? Dans un monde en transition reposant sur des choix, je trouve légitime de poser la question.
L’agriculture biologique, qui proscrit les traitements phytosanitaires et les engrais de synthèse, vous semble-t-elle généralisable ?
Distinguons, déjà, les engrais des produits phytosanitaires. Les premiers sont les vitamines des plantes, les seconds leurs médicaments. Aujourd’hui, supprimer les engrais provoquerait un effondrement de cultures essentielles pour répondre à la hausse des besoins, ce qui ajouterait à l’instabilité géopolitique mondiale. Et les engrais naturels issus de déchets animaux ne compenseront pas cette suppression. Concernant la protection des plantes, le recours au biocontrôle [qui utilise des coccinelles, des bactéries ou des substances naturelles contre les ravageurs] constitue une alternative partielle, mais intéressante, aux traitements conventionnels. À terme, l’agriculture doit sortir du tout-pétrole et du tout-chimie. Mais soyons conscients que la marche est énorme et que la transition sera longue. Pour y parvenir, la biomasse [matières organiques converties en bioénergie] devra être mobilisée. On n’a jamais autant consommé de pétrole dans le monde qu’en 2023 ! Quant à l’agriculture bio, elle doit se développer mais ne peut constituer 100 % de la solution. D’autant plus que les scientifiques constatent que les parasites et les maladies augmentent. Plus de naturel dans l’assiette dans un monde sanitairement plus risqué, pour le végétal comme pour l’animal, ne se fera pas au bénéfice des consommateurs…
Les produits phytosanitaires sont accusés de nuire à la santé et à l’environnement. Faut-il limiter la culture de betterave sucrière, qui a besoin de néonicotinoïdes ?
Rappelons qu’en Europe, la betterave à sucre ne sert pas uniquement à produire du sucre, mais aussi de l’énergie [du bioéthanol]. Je ne pense pas qu’il faille s’en passer, sauf à vouloir davantage dépendre du Brésil et de l’Inde pour le sucre alimentaire, et des fournisseurs d’hydrocarbures pour les carburants. Peut-on se passer de néonicotinoïdes sur cette plante ? Oui, il le faut, mais uniquement quand la recherche aura trouvé un autre moyen de lutter contre les pucerons responsables de la jaunisse de la betterave, et ce, sans fragiliser les planteurs et leurs équilibres économiques.
Avec l’aggravation de la sécheresse dans de nombreuses régions, les conflits d’usage de l’eau risquent-ils d’entraver la production agricole ?
Je rappelle tout d’abord que le plus grand réservoir de la planète, c’est l’eau gaspillée ! Le monde agricole doit, à cet égard, rendre l’irrigation de plus en plus précise. Par ailleurs, il faudra amplifier le dessalement d’eau de mer, avec des procédés moins énergivores. Mon raisonnement est le même que pour les émissions de carbone : on ne peut mettre sur le même plan l’eau qui garantit la sécurité alimentaire et celle qui sert à remplir les piscines. Je trouve d’ailleurs aberrante la polémique autour des « mégabassines ». Nous parlons de simple stockage d’eau. Comment est-il possible que des gens ignorent encore qu’une agriculture sans eau n’existe pas ? Ce qui polarise le débat, c’est que, d’un côté, certains agriculteurs supportent mal que la société civile demande des comptes sur le bien-fondé de ces projets – bien qu’elle soit en droit de le faire puisque c’est la puissance publique qui les finance. Et que, de l’autre côté, alors qu’une large concertation a été menée en toute transparence pendant deux ans avant de délivrer les autorisations, les opposants poursuivent la contestation contre les retenues d’eau de Sainte-Soline [commune des Deux-Sèvres où se sont déroulés de violents affrontements avec les forces de l’ordre].
Comment expliquer cette mobilisation, surtout de très jeunes ?
Nos sociétés vivent depuis longtemps dans le confort mais voient désormais l’inconfort poindre à l’horizon. Certains pensent que tout est perdu et tentent de sauver leur peau – je parle souvent d’ «Europe-Titanic» –, quand d’autres cherchent des solutions. Je suis indigné d’entendre que les jeunes sont démotivés ou désespérés. S’ils le sont, c’est parce qu’on leur répète depuis quinze ans que l’avenir qui les attend est horrible. Les agriculteurs sont les premiers à subir l’affrontement entre ceux qui veulent s’unir pour transformer le monde et ceux qui ne cherchent qu’à le diviser et à le fragmenter. Quant à moi, je ne crois ni aux radicalités ni aux solutions binaires.
Justement, comment recréer le dialogue avec les jeunes ?
Les questions agricoles et alimentaires devraient occuper plus de place dans les enseignements à tout âge, tout comme la géopolitique, la géoéconomie et la sociologie devraient être davantage traitées dans l’enseignement supérieur en agriculture et dans les métiers liés à l’alimentaire. Plus largement, je plaide pour que l’on tienne un discours de vérité vis-à-vis des jeunes pour cultiver la lucidité stratégique (oui, le monde est complexe), mais aussi un discours de motivation, pour faire de l’enthousiasme leur énergie principale, pour qu’ils se projettent avec confiance – et envie – dans l’avenir.
Le réchauffement risque de rendre certaines régions du monde incultivables. D’autres plus au nord prendront-elles le relais ?
C’est en effet la dynamique du siècle : au Groenland, dans le nord du Canada et de la Russie ou dans les pays scandinaves, le réchauffement climatique va libérer de nouvelles terres arables. Le président russe Vladimir Poutine évoque souvent le sujet et la Chine elle-même compte sur la mise en culture de terres sibériennes pour conforter sa propre sécurité alimentaire. La Russie réalise déjà 10 à 15 % de sa production de blé en Sibérie occidentale. Parallèlement à ces déserts froids, les déserts chauds seront, eux aussi, mobilisés à coups d’investissements massifs. L’Arabie saoudite nourrit de grandes ambitions dans cette agriculture de l’extrême. La coopération avec Israël, très en pointe dans les biotechnologies, est d’ailleurs un secret de Polichinelle. On peut taxer ces mégaprojets de «technosolutionnistes » mais on en a besoin et peu d’acteurs mondiaux ont les moyens de Riyad. C’est le géant pétrolier Aramco qui, via le fonds souverain saoudien, finance en bonne partie ces projets futuristes…
Mais ces solutions seront-elles rendues accessibles aux pays qui en ont le plus besoin, ceux qui n’auront sans doute pas les moyens d’importer leur nourriture ?
A priori, dans le monde qui vient, les inégalités resteront une triste réalité. De nombreuses régions seront même probablement dans un état de souffrance accrue par rapport à aujourd’hui. Ce qui est certain, c’est que plus le temps passera, plus grandira la détermination à trouver les moyens de sécuriser les besoins agricoles et alimentaires. Comme les Européens l’ont fait après la Seconde Guerre mondiale… au risque de s’endormir et de prendre à tort ce progrès pour acquis.