• Par [Jean-Yves Camus->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=camus], chercheur associé à l’IRIS

Pays-Bas, Suisse, Hongrie, Belgique, France… L’extrême droite gagne du terrain via les urnes en Europe. Mus par des obsessions réactionnaires ou issus d’une ère technocratique aux ordres des marchés, les popuIismes grossissent sur la crise. Pour en venir à bout, la politique doit redonner le pouvoir au peuple.

La question de savoir comment endiguer la montée des populismes d ‘extrême droite en Europe ne peut plus être résolue par les méthodes traditionnelles du combat antifasciste En effet, depuis au moins le début des années 2000, les formations de ce type qui réussissent électoralement n’appartiennent plus à la filiation du fascisme, désormais confiné à la politique de témoignage ou à une forme d’action paraterroriste (le Nationalsozialistiche Hintergrund allemand par exemple), dont l’éradication est un travail de police. La seule exception à cette règle est le Jobbik hongrois et sa milice Magyar Garda, encore qu’ils soient davantage nostalgiques de la dictature réactionnaire du régent Horthy que du fascisme des Croix fléchées proprement dit. Nous ne sommes même plus au stade du « postfascisme » qu’incarnait Gianfranco Fini dans les années suivant la création de l’Alliance nationale, puisque celle-ci a fini par devenir un conservateur classique, qui a beaucoup moins attenté aux libertés publiques que Ie libéral Berlusconi.

Aujourd’hui, le populisme d’extrême droite s’incarne dans deux modèles distincts. D’une part les partis xénophobes de type néerlandais (Geert Wilders), suisse (UDC) ou scandinave, auxquels on peut adjoindre la Ligue du Nord. Ce sont des formations qui mobilisent essentiellement sur le repli identitaire des couches de la population les plus touchées, réellement ou symboliquement dans leur patrimoine économique et culturel, par la mondialisation libérale et la modification structurelle de la population européenne. Elles posent à la gauche un triple défi. D’abord celui de se saisir de la question de l’identité en élaborant un récit national fondé sur les valeurs d’intégration, ce qui implique aussi d’en finir avec le relativisme culturel qui caractérise le multiculturalisme anglo-saxon. Ensuite, celui de combler le fossé énorme qui sépare désormais le peuple des élites du pouvoir, ce qui n’ira pas sans un bouleversement complet des modes d’exercice de celui-ci (gestion participative, limites juridiques à poser au croisement des intérêts publics et privés limitation dans la durée de la vie politique des élus). Enfin, puisque ces partis vantent les mérites de l’État protecteur et redistributeur, une rupture profonde avec la tyrannie intellectuelle du néolibéralisme, prétendue seule voie possible à la sortie de la crise, laquelle en vérité impose de penser un autre modèle que celui de l’économie financière, mais dont on sait aussi qu’il ne pourra plus reposer sur le mythe de la croissance indéfinie.

Une quatrième tâche s’impose : comprendre qu’en Europe occidentale les populismes d’extrême droite ont réussi à détourner le logiciel idéologique de la gauche sur les questions sociétales. Le génie de Pim Fortuyn fut de construire une formation postmoderne qui déconstruisait le multiculturalisme au nom des atteintes que l’islam porterait (et que I’islamisme porte réellement) aux libertés individuelles : liberté de conscience, laïcité, égalité des sexes, droits des homosexuels, droit à l’irréligion, enfin droit à la sécurité face au terrorisme et à la violence dirigée contre certaines minorités, en particulier les juifs. C’est en saluant « la patrie de Voltaire » qu’Oskar Freysinger a commencé son discours lors des assises contre l’islamisation organisées le 18 décembre 2010 par le Bloc identitaire et Riposte laïque, et tous ceux qui ont assisté à cet événement ont noté la présence dans Ie public de nombreux militants laïques dont le basculement islamophobe a été rendu possible en partie par l’adaptation d’une certaine gauche au différentialisme culturel.

Pour conclure, il est aussi possible que la notion même d’extrême droite ne rende plus compte de la réalité des dangers qui pèsent sur la démocratie en Europe. Combattre l’extrême droite certes, mais n’assiste-t-on pas à l’émergence d’un danger au moins aussi grand, celui de la démocratie « illibérale » telle que le Fidesz et Viktor Orban en imposent le prototype en Hongrie’ ? Autrement dit une démocratie qui conserve les formes du multipartisme et des élections ainsi que de l’économie de marché, mais qui en pratique devient autoritaire, limite les possibilités d’alternance politique, contrôle étroitement les médias comme la création artistique, défend une vision organiciste et ethniciste de la société et de la nation ? À l’extrême droite classique peut aussi se substituer une autre forme de gouvernement qui vide la démocratie de son contenu : la gestion gouvernementale par des technocrates sans mandat, dont la principale réussite est d’instiller l’idée selon laquelle les affaires publiques sont une science calquée sur les mécanismes de fonctionnement de l’économie libérale, dont les dogmes s’imposeraient sans discussion possible. Auquel cas la démocratie évacue totalement la politique et les idéologies disparaissent en laissant derrière elles un monde désenchanté. Situation idéale pour que prospère une extrême droite vendant du rêve, voire de l’utopie, à des citoyens désespérés.