« La mondialisation est en train d’être redéfinie avec la relocalisation et le friendshoring, la perturbation et la fragmentation des chaînes d’approvisionnement, ainsi que par la concurrence pour les minerais cruciaux et les technologies. Un nouvel ordre mondial est en train d’émerger après la pandémie du Covid. »
C’est ainsi que s’exprimait la ministre des Finances indienne lors de la présentation de son budget en février 2024, soulignant bien le changement d’époque dans lequel nous sommes désormais plongés. Cette déclaration était suivie d’une mention spécifique au corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe, que l’Inde tente d’offrir à ses partenaires face aux Nouvelles routes de la soie (Obor ou BRI) chinoises.
La géopolitique est donc au centre de l’attention d’un pays comme l’Inde, mais aussi, en réalité, de tous les pays émergents pour qui la rationalité économique ne l’emporte plus sur tout le reste.
Il y a encore dix ou quinze ans – en réalité jusqu’à la crise financière de 2008 –, on ne parlait que de « pays émergents » avec la promesse de nouveaux marchés dynamiques et/ou de bases de délocalisations compétitives. Nos entreprises, y compris les PME, étaient appelées à se réorganiser autour du « monde émergent », considéré comme la nouvelle locomotive de l’économie mondiale.
Depuis la crise financière de 2008-2011 (2009 : lancement des BRICS en Russie et élargissement à l’Afrique en 2011), puis plus nettement depuis la crise du Covid, le monde est en bouleversement.
« Sud global » et inversion du ciseau Nord-Sud
Le « Sud global » a émergé, il est plus confrontationnel avec l’Ouest (G7 contre BRICS au G20, par exemple), plus nationaliste et protecteur(tioniste), il est globaliste (Sud « global »), mais pour une mondialisation économique « modérée » – au sens de l’économiste Dany Rodrik, c’est-à-dire laissant aux Etats un rôle régulateur discrétionnaire important dans la gestion des flux de marchandises et de capitaux, eux-mêmes subordonnés aux impératifs politiques. C’est ce qu’on appelle parfois le « souverainisme ».
Désormais, le monde émergent se sent à la fois plus solide et toujours aussi attractif. Les données prospectives sur 2024-2028, telles que publiées par le Fonds monétaire international (FMI) pour cette période, sont sans ambiguïté et expliquent largement le sentiment de puissance retrouvée du Sud global.
En termes de poids dans le produit intérieur brut (PIB) mondial – calculé aux taux de parité de pouvoir d’achat des monnaies (ppa) –, les pays dits « avancés », c’est-à-dire le monde occidental plus le Japon, sont passés de 61 à 37 % du total, une baisse relative de 24 points qui correspond exactement au gain du monde en développement.
Un ciseau impressionnant en deux générations, puisqu’il s’agit d’une baisse quasiment de moitié du poids des pays riches, et inversement pour leurs concurrents du Sud. Ces derniers ont bien compris qu’ils étaient désormais nettement majoritaires dans les grands équilibres économiques du monde, même si c’est très loin d’être le cas dans des domaines aussi cruciaux que la monnaie et la finance globale, le commerce mondial dont il reste au centre des flux acheteurs, ou enfin des technologies de pointe.
Autant de domaines, précisément, où ils tentent désormais de prendre aussi le pouvoir.
La coalition des Sud
A cet égard, on comprend l’intérêt bien compris de continuer à serrer les rangs dans le Sud global. Par continent d’abord, le poids de l’Asie en développement est passé de 9 % à 36 % du PIB mondial, soit un gain de 27 points qui dépasse le gain total du monde en développement.
Dans cet ensemble asiatique, la Chine a gagné 17 points à elle seule, auxquels on peut ajouter les 6 points de l’Inde, soit la totalité de la perte de poids relatif du monde riche. Il y a donc eu des perdants au sein du Sud global et des gains tout à fait marginaux. Du côté des perdants : l’Amérique latine, dont le poids relatif dans le PIB mondial baisse de 12 % à 7 % – on peut presque parler de chute.
Mais il y a aussi l’Europe émergente et en développement (Europe de l’Est et méditerranéenne, Turquie comprise) qui perd 2 points pour tomber à 7 % du PIB mondial. Le Moyen-Orient et l’Asie centrale, mis ensemble en raison du poids des hydrocarbures dans leurs économies, décline légèrement aussi de 9 % à 8 % du PIB mondial.
Enfin, l’Afrique grignote quelques dixièmes de points, mais reste fondamentalement stable autour de 3 % seulement du PIB mondial, alors que sa population a plus que doublé durant cette période. Ceci illustre bien le drame du continent, qui s’exprime dans la multiplication des crises politiques un peu partout, de l’Ethiopie au Soudan en passant par le Congo, le Sahel et même le Sénégal.
Même les éléphants ont besoin des fourmis
Il reste que cette lecture est un peu biaisée par le poids des éléphants Chine-Inde, qui représentent à eux seuls près de 40 % de la population mondiale. Chacun des deux sait d’ailleurs qu’il ne pèse pas lourd face aux pays du Nord, d’autant que leur rivalité devient systémique. D’où leur besoin de s’appuyer sur le reste du monde en développement, dont une autre lecture montre un dynamisme certain.
On comprend donc mieux le bouleversement en cours sur la scène économique et géopolitique internationale. Les pays émergents ou en développement ne se veulent plus de simples pions sur l’échiquier d’une division internationale du travail dont profitaient essentiellement les pays riches, au travers de règles du jeu qu’ils fixaient très largement à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou au FMI.
Rares d’ailleurs sont les pays qui ont vraiment réussi à rejoindre le club dans un tel cadre. La Corée du Sud et Taiwan, peut-être, comme le montrent l’entrée dans le club OCDE du premier (en 1997 seulement) et la participation du second à de simples comités sectoriels afin de ne pas fâcher Pékin. Les quatre membres latino-américains doivent tous leur présence à des considérations géopolitiques américaines plus qu’à un réel statut de pays développé.
Comme le montre bien l’économiste Dani Rodrik, cet échec relatif de la convergence économique – patent dans les cas de l’Afrique et du Moyen-Orient – s’explique par une conception de la mondialisation élaborée par les pays les plus riches et pour eux-mêmes d’abord.
Toute stratégie de rattrapage d’un pays plus faible, notamment non industrialisé, ne peut que s’appuyer sur une asymétrie des règles du jeu, notamment dans la protection commerciale et monétaire de ses industries dans l’enfance, ou de son agriculture encore largement vivrière.
Longtemps divisés, les pays en développement semblent avoir saisi l’opportunité de l’inversion des rapports de force, en termes de poids et de dynamisme économiques, afin de s’unir (composante géopolitique) et de mettre en œuvre des stratégies économiques d’un style nouveau : plus de volontarisme à tous les niveaux.
Publiée par Alternatives Économiques.