• Interview de [Alican Tayla->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=tayla], chercheur à l’IRIS par Armin Arefi

Pourquoi le projet de loi français sanctionnant la négation du génocide arménien suscite-t-il un tel tollé en Turquie ? Spécialiste du pays à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Alican Tayla décrypte pour Le Point.fr la réaction turque dans la crise qui oppose Paris à Ankara.

Les déclarations du secrétaire d’État français au Commerce extérieur, Pierre Lellouche, prévenant que des représailles économiques de la Turquie seraient "illégales" sont-elles crédibles ?

En effet, la juridiction ne plaide pas pour une rupture des relations entre la France et la Turquie. De toute façon, on ne peut envisager une rupture totale des relations économiques et politiques entre les deux pays. Il a été question, au départ, d’un éventuel boycott des produits français par la population turque. Mais très vite, le patronat turc s’y est opposé. Dans chacun des deux pays, un certain nombre de puissances politiques se sont prononcées en faveur d’un apaisement rapide de la situation ou bien d’une relativisation de la crise. Les milieux d’affaires n’ont, en effet, aucun intérêt à ce que les relations économiques bilatérales s’arrêtent brutalement. Et c’est de toute manière inenvisageable. Il faut voir la réalité en face : malgré des tensions omniprésentes depuis 2007, et l’opposition de Nicolas Sarkozy à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, les deux pays restent tout de même très liés, notamment au niveau de l’union douanière et de la candidature de la Turquie à l’UE. Les deux capitales demeurent surtout alliées via l’Otan.

Mais le Premier ministre turc Erdogan est quand même allé jusqu’à accuser samedi la France de "génocide" en Algérie.

Erdogan n’est pas totalement différent de Nicolas Sarkozy, ou de Silvio Berlusconi. C’est un habitué des sorties spectaculaires, comme il l’avait fait précédemment, et de manière encore plus violente, à l’égard d’Israël. Pourtant, là non plus, on ne peut pas parler de rupture des relations économiques ni stratégiques. La crise franco-turque est donc à relativiser. Sur le plan stratégique, effectivement, on n’entendra pas dans les semaines à venir de déclarations communes de la Turquie et de la France, par exemple sur la question syrienne, mais tous les investissements français en Turquie ne vont pas être remis en cause du jour au lendemain.

Comment peut-on expliquer la violence de la réaction turque ?

Il s’agit tout d’abord de la position historique de l’État turc. Il a toujours renié le terme de génocide et s’oppose à toute loi étrangère qui reconnaisse le génocide ou interdise sa négation. La virulence de la réaction s’explique également par la volonté d’Ankara de passer à un nouveau type de diplomatie, beaucoup plus active que celle en vigueur jusqu’ici. Pendant des décennies, la politique étrangère de la Turquie a été totalement axée sur la politique américaine, ainsi qu’en fonction de ses engagements vis-à-vis de l’Union européenne. Or, depuis 2009, la Turquie a l’intention de jouer un rôle plus important sur la scène internationale, en tant que médiateur et puissance régionale. Dès lors, Ankara compte s’exprimer davantage lorsqu’il a la conviction que ses intérêts sont bafoués. Il existe enfin, tout comme en France, des calculs électoralistes.

De quels calculs parlez-vous là ?

Avant d’être un parti libéral conservateur, l’AKP (le parti islamiste modéré au pouvoir, NDLR) est avant tout un parti populiste. Et, la grande majorité de l’opinion publique turque demeurant opposée à la loi française pénalisant la négation du génocide arménien, l’AKP va donc dans le sens de son électorat. Plus la réaction est "violente", plus le parti espère récolter une popularité grandissante avec l’image d’un pays qui tient tête à la France et à l’Occident. Il a besoin d’entretenir son image de parti fort qui n’hésite pas à dire ce qu’il pense aux puissances européennes, quand on sait que cela n’a pas été souvent le cas jusqu’à maintenant.

Cette crise n’est-elle donc que rhétorique ?

Il est trop tôt pour juger de l’étendue et de la durée de la crise. Mais, cette fois, celle-ci va tout de même un peu loin. Elle ne s’oubliera pas en quelques semaines. Mais elle reste politique et symbolique, car elle n’oblige pas Ankara à changer sa position sur le génocide arménien. Ce conflit va marquer assez durablement les relations diplomatiques entre les deux pays, mais pas économiques ni stratégiques.

Justement, le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé a marqué sa désapprobation en jugeant que cette loi n’était pas "opportune".

Alain Juppé est, à mon avis, extrêmement embêté, car cette loi tombe pile au moment où il oeuvre à un rapprochement entre les deux pays sur le plan stratégique. Il a l’impression que tout ce qu’il fait depuis plusieurs semaines, en allant jusqu’à se déplacer en Turquie sur le dossier syrien, a été rendu vain à cause de cette loi, alors que l’on savait pertinemment à Paris la réaction qu’elle allait susciter en Turquie. Et il en va de même à Ankara, qui feint d’être étonné que la loi soit adoptée alors qu’il savait qu’elle allait passer en France.

Cela pourrait-il remettre en cause la coopération franco-turque sur le dossier syrien ?

Tout à fait. L’actualité la plus immédiate, c’est la crise syrienne. La conséquence directe de cette crise sera d’empêcher une coopération directe entre les deux pays sur la gestion de cette crise.

Les politiques français s’étonnent pourtant de l’ampleur de la réaction d’Ankara, estimant que la loi ne sanctionne nullement les Turcs…

La réaction d’Ankara est tout de même compréhensible, car la France légifère sur un fait historique qui n’est même pas le sien. On peut donc comprendre que cela puisse être ressenti comme une certaine ingérence, même si la France n’interdit rien à la Turquie. Cela est comparable à ce qu’un pays étranger légifère sur la révolution française, ou sur la colonisation française, en interdisant que l’on puisse en penser autre chose que l’interprétation qu’en fait ce pays étranger.

Comment réagit l’opposition turque par rapport à cette affaire ?

Le parti kémaliste, principal organe d’opposition, ne se retrouve absolument pas dans cette loi. D’ailleurs, tout comme en France, c’est une des rares fois où la plupart des partis politiques turcs sont en accord sur un sujet. Mais, à l’intérieur des deux grands partis, il existe tout de même de plus en plus de voix qui réclament l’ouverture d’un débat sur le passé officiel de la Turquie. Malheureusement, ce type de loi récolte plutôt l’effet inverse. Elle pousse d’autant plus la Turquie à se replier sur elle-même, et cela rend la tâche beaucoup plus difficile à tous ces intellectuels qui travaillent pour pouvoir affronter le passé. Or la question du génocide arménien ne fait plus autant l’unanimité que par le passé.

Que voulez-vous dire par là ?

Il y a encore cinq ans, cette question était un véritablement tabou en Turquie, tant au niveau social que juridique. Tous ceux qui affirmaient qu’il y existait un génocide arménien étaient emprisonnés, au nom de l’article 301 du code pénal turc sur l’atteinte à la mémoire. Il existe toujours aujourd’hui, mais son application s’est assouplie. On peut prononcer le mot "génocide arménien" en Turquie, et le reconnaître, sans être pour autant poursuivi. Le tournant a été l’assassinat, en 2007, de Hrant Dink, un journaliste turc d’origine arménienne, par un militant nationaliste. Le lendemain, près de 100 000 Turcs sont descendus dans la rue en scandant "nous sommes tous Arméniens". Le tabou commence à se briser. C’est un travail extrêmement difficile et très lent, car aujourd’hui, la majorité des Turcs sont soit mal renseignés, soit totalement ignorants des faits. On se trouve tout de même face à un cycle de versions officielles de l’histoire plus ou moins manipulées. Mais le plus important dans cette affaire n’est-il pas que la Turquie puisse affronter son passé et puisse éventuellement reconnaître le génocide arménien ? Cette reconnaissance ne viendra que de la Turquie, et pas par une quelconque pression étrangère. Elle arrivera avec une plus grande démocratisation dans le pays et un plus grand désir de la population d’affronter son passé.