En plein été, alors que les Jeux olympiques battaient leur plein à Paris, le « petit » Bangladesh – 175 millions d’habitants sur le quart de la superficie française – a connu sa Deuxième révolution, comme on l’appelle là-bas désormais, après celle qui a fondé le pays en 1971.
La première était une révolution nationaliste face à un autocratique Pakistan occidental qui prétendait imposer ses vues à quelques milliers de kilomètres de là. Il s’agit cette fois-ci d’une révolution politique mais aussi économique et sociale comme le montrent son déclenchement et la nature des revendications du mouvement.
L’annonce en juin dernier par l’autocrate au pouvoir depuis 2009, Sheikh Hasina, de la restauration des quotas dans les concours de la fonction publique a été le détonateur de la contestation. C’était clairement la porte rouverte à la corruption politique massive, qui lui avait permis notamment d’être réélue en janvier dernier avec seulement 40 % de participation électorale en raison du boycott des partis d’opposition. Plusieurs semaines de manifestations étudiantes et de répression féroce ont provoqué la chute et la fuite de la Première ministre.
La nature des revendications économiques et sociales est elle aussi révolutionnaire. En témoigne le plébiscite, par les manifestants et l’armée, du Premier ministre de transition, Muhammad Yunus, 83 ans, fondateur du célèbre mouvement de microfinance Grameen et lauréat à ce titre du Prix Nobel de la paix en 2006.
Alors qu’il était pourchassé par le pouvoir depuis son projet avorté de création d’un parti politique en 2007, le banquier aux pieds nus, comme il est parfois qualifié, avait expliqué dans un entretien de mars dernier avec le rédacteur en chef de New Age, Nurul Kabir, son analyse des défis du pays : « Une transformation démocratique de la société et de l’Etat indispensable pour un développement économique plus inclusif au Bangladesh et l’arrêt de la corruption généralisée. »
Creusement des inégalités
Au cœur du mouvement, le même Nurul Kabir précisait dans une longue interview non publiée au journaliste français présent sur place, Côme Bastin, la nature des revendications :
« On parle à juste titre d’un soulèvement de masse étudiant. Mais il a aussi réussi parce que des millions de pauvres ont rejoint le mouvement parce qu’ils voulaient une amélioration de leur situation. Les inégalités se sont creusées sous le régime Awami. Un petit groupe d’hommes d’affaires corrompus, de politiciens avides et de bureaucrates travaillait main dans la main pour siphonner l’économie nationale au détriment des pauvres mais aussi de la classe moyenne. D’un côté donc, un mouvement contre l’autocratie et l’autoritarisme; de l’autre, une révolte contre la situation économique. Le nouveau gouvernement doit donc faire deux choses à la fois : démocratiser les institutions et démocratiser l’économie. »
Et Nurul Kabir d’expliquer la contradiction apparente entre ce qu’on a souvent présenté comme le miracle économique Bangladeshi et le régime autocratique de la ligue Awami de Sheikh Hasina.
«Le miracle économique vanté pour le Bangladesh était une propagande. Il y avait deux problèmes : la croissance était exagérée et celle qui existait était de toute façon ponctionnée par une petite caste d’homme d’affaires cyniques, de bureaucrates avides, et orientée surtout sur la construction de grandes infrastructures au lieu de favoriser le développement humain de tous. »
Yunus lui-même expliquait depuis des années que la doctrine du développement économique sans démocratie politique et sociale, la même qui avait été vendue dans les années 1960 aux pays d’Asie de l’Est comme en Corée ou à Taïwan, s’était avérée un leurre.
L’industrie du textile pointée du doigt
Un leurre soutenu par les pays occidentaux qui ont largement profité des bas coûts de la main-d’œuvre bangladeshie surexploitée.
« Le textile est une grande industrie ici, mais il n’emploie pas grand monde sur les 170 millions de Bangladeshis (…) Après le grave effondrement de l’usine Rana Plaza en 2013 à Dacca, plus de 1 000 morts, la presse occidentale n’a pas assez fait son travail pour enquêter sur la réalité du développement tant vanté au Bangladesh. Elle s’est contentée de croire au miracle économique d’une industrie du textile qui tirait tout le pays vers le haut », souligne encore Nurul Kabir.
Finalement, comme dans les fameux pays du miracle asiatique souvent cités comme exemples de décollage économique réussi, la main de fer des despotes a pu faire illusion dans un premier temps. Après une décennie, maximum deux, le cancer de la corruption et de l’autoritarisme a partout provoqué des mouvements sociaux qui ont renversé les régimes et instauré des démocraties politiques et sociales plus ou moins réussies.
On se souvient notamment du mouvement massif des étudiants coréens en avril 1960, puis à nouveau en 1980 pour mettre fin à dix-huit ans de régime autoritaire. Ce fut encore le cas aux Philippines contre le dictateur Marcos chassé du pouvoir par une véritable révolution en 1986.
Ou en Indonésie contre le dictateur Suharto et son pseudo-miracle économique là encore, après trente-deux ans de régime autoritaire, et ce dans la foulée de la grande crise financière asiatique de 1997. Celle-ci mit d’ailleurs définitivement fin à cette illusion largement soutenue par les institutions de Bretton Woods comme par la Chine communiste aujourd’hui : le lien positif entre décollage économique et régime autoritaire.
Le Bangladesh va-t-il confirmer la leçon ? On peut le penser, même si les défis sont grands, selon Nurul Kabir :
« Attention au terme de bonne gouvernance. La gouvernance est démocratique ou ne l’est pas. Dans tous les secteurs, il doit y avoir un salaire minimum, un salaire qui permette non seulement de survivre mais aussi d’envoyer ses enfants à l’école. Sinon, ils les enverront travailler car ils n’ont pas le choix, et la pauvreté se reproduira. Les manifestations pour les salaires d’il y a deux ans ont abouti à de timides avancées. Mais les partis dits d’opposition appartiennent à la même classe sociale que la Ligue Awami et ils ne sont donc pas foncièrement intéressés par le sort des pauvres. La cible principale du mouvement étudiant est la lutte contre les discriminations. On pense bien sûr aux discriminations politiques, religieuses, ethniques, mais aussi économiques et sociales. Le gouvernement devra en tenir compte sinon il y aura de nouveau de l’instabilité. Sans justice sociale, qui est à la base des idéaux du Bangladesh, demain, le mouvement reprendra. »
Tels sont les enjeux pour Muhammad Yunus à qui il faut souhaiter bonne chance. Il faut plus largement suivre de près la Deuxième révolution bangladaise car elle a une portée plus générale : celle du lien entre les institutions politiques et le développement économique. Plus d’une centaine de pays en développement sont concernés aujourd’hui, dont l’essentiel des pays africains et plus de la moitié des pays latino-américains.
Tribune publiée par Alternatives Économiques.