La conférence sur la sécurité baptisée « dialogue de Shangri-La » à Singapour a eu lieu le week-end passé. Les échanges entre la Chine et les Etats-Unis, qui espéraient un “dialogue” ont été relativement acrimonieux. Qu’est-ce que cela nous dit de l’état des relations entre les deux pays ?

Sans grande surprise, les échanges furent houleux entre les deux pays, le général Li Shangfu évoquant une « mentalité de guerre froide » en train de se conforter en Asie-Pacifique, avec Washington comme responsable désigné de la dégradation de la relation entre les deux pays. Pékin a notamment reproché aux Etats-Unis le passage d’un contre-torpilleur américain et d’une frégate canadienne dans le détroit de Taiwan tandis que se déroulaient les échanges. Le secrétaire à la défense américain Lloyd Austin avait serré la main de son homologue chinois au début des échanges, mais les deux pays se sont livrés à des critiques frontales qui font écho aux échanges déjà très houleux à Anchorage au début du mandat de Joe Biden. On voit bien que sur les questions stratégiques, et notamment la relation inter-détroit, la relation entre les deux pays s’est profondément dégradée, chacun n’hésitant plus à critiquer ouvertement l’autre et à le pointer du doigt comme un fauteur de troubles. Si les deux pays sont depuis longtemps engagés dans une compétition, d’abord économique, aujourd »hui égalemet stratégique, jamais les relations n’ont été aussi mauvaises, faisant même considérer au jeune centenaire Henry Kissinger qu’un conflit sera possible si les deux pays ne changent pas d’attitude dans les années qui viennent.

Les Etats-Unis semblaient espérer un dégel des relations avec la Chine, était-ce illusoire ?

Il y a une forme d’ambiguité dans l’approche américaine à l’égard de Pékin. Le secretaire d’Etat Anthony Blinken se montre très critique et parfois refractaire au dialogue, notamment quand il annule un déplacement en Chine en marge de l’affaire des ballons espions supposés. PLus près de nous, le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, a rencontré à Vienne l’ancien ministre chinois des affaires étrangères Wang Yi – qui avait bataillé avec Blinken à Anchorage en 2021 – et les deux hommes avaient à l’occasion fait état d’échanges constructifs. Cette ambiguité est en partie due à la rivalité stratégique qui s’installe, et des capacités chinoises qui remettent désormais en cause le leadership américain en Asie-Pacifique, mais aussi à la relation économique et commerciale complexe entre les deux pays. Washington accuse ainsi un déficit commercial qui a connu avec la fin de la pandémie un regain spectaculaire, avec plus de 380 milliards de dollars en 2022 (le record reste 420 milliards de dollars, en 2018). Dans ce contexte, un dégel est indispensable. Et pourtant, on voit dans le même temps les Etats-Unis de plus en plus déterminés à engager une rivalité stratégique élargie avec Pékin, avec un consensus bipartisan – si rare à notre époque – sur le sujet. D’une certaine manière, Washington ne peut se passer de Pékin et doit renouer un dialogue constructif, et dans le même temps la Chine est l’ennemi rêvé, qui permet de rassembler des Américains très divisés sur quasiment tous les autres sujets.

Qu’a reproché la Chine aux Etats-Unis ? Ces reproches sont-ils fondés ?

La Chine estime que les Etats-Unis cherchent à installer un climat de guerre froide, en multipliant les sollicitations auprès de leurs principaux partenaires et d’autres Etats, et en déployant une stratégie indopacifique qu’elle estime construite contre elle. Pékin juge aussi que Washington ne doit pas s’interposer dans la relation inter-détroit, au prétexte que Taiwan lui appartient et que chacundoit respecter la supposée politique d’une seule Chine. C’est donc l’attitude de Washington, jugée hostile, que Pékin dénonce. Derrière ce discours de victimisation, la Chine voit dans l’ordre mondial incarné par la puissance américaine et le poids des pays occidentaux un anachronisme, et réclame un nouvel ordre mondial. Pékin cherche ici à se placer en chef de file d’un « sud global » qui veut jouer un rôle plus important dans les affaires diplomatiques et stratégiques. En dénonçant une Amérique belliciste et incapable de régler les problèmes autrement qu’en provoquant des conflits, la Chine cherche à s’adresser aux pays émergents.

Evaluer si ces reproches sont fondés revient à les légitimer, et ce serait excessif, tout comme il est excessif de considérer que la Chine est responsable de tous les maux dont souffrent les Etats-Unis, en plus d’être un perturbateur à échelle internationale. Cependant, dans cette relation où les perceptions l’emportent souvent sur la réalité – les deux pays ne sont pas en guerre, et sont de très importants partenaires économiques – il est essentiel de comprendre pourquoi et comment nous sommes arrivés à cette situation. C’est à ce prix qu’il sera possible de renouer le dialogue, sans doute en se focalisant sur la compétition économique plus que les divergences stratégiques, et donc en faisant preuve d’un plus grand pragmatisme de part et d’autre. Le srécents développements invitent à la prudence sur ce point, voire peuvent inquiéter, mais il ne faut pas non plus être fataliste et espérer, comme Henry Kissinger, que les prochaines années permettront de ramener le calme.

Comment se positionnent  les pays qui sont sujets de la compétition d’influence dans le pacifique de Pékin et Washington ?

Les pays asiatiques s’inquiètent légitimement d’une dégradation irréversible de la relation Washington-Pékin dont ils feraient les frais. Si la Chine interpelle et inquiète ses voisins, en raison de sa puissance mais aussi de ses intentions qui restent parfois très floues, les Etats-Unis agacent parfois dans cette volonté de privilégier une politique anti-chinoise à une vraie politique asiatique, constructive et tournée vers le développement. L’exemple de l’Asie du Sud-est est ici intéressant. Si les pays de l’Asean se montrent en majorité méfiants à l’égard de Pékin, ils reprochent à Washington de ne pas proposer autre chose qu’un front anti-chinois auquel ils ne veulent pas nécessairement être associés.

Le cas de Taiwan est également intéressant. Si la Chine y est logiquement identifiée comme l’ennemi, en plus de la menace, Taiwan ne veut pas être la ligne de front d’une compétition sino-américaine dans laquelle elle doit trouver sa place en équilibriste. Il serait erroné de croire que les pays asiatiques, même les plus impliqués dans les questions sécuritaires, s’inscrivent dans une logique de guerre froide.

 

Propos recueillis par Atlantico.