Comment interpréter cette approche volontairement féminine, mais non féministe, dans un contexte où l’extrême droite ne promeut ni n’encourage les politiques de soutien aux droits et libertés des femmes ? N’est-ce pas antinomique?
C’est une stratégie classique des extrêmes droites occidentales (des deux côtés de l’Atlantique, pour ne parler que des démocraties) de promouvoir des femmes à la tête de leur mouvement ou de leurs idées. Une manière de se donner une image de modernité, de montrer que l’on est capable de renouveler son personnel politique, et de se distinguer ainsi des autres partis. Ajoutons qu’on peut être une femme et anti-féministe ou considérer que d’autres enjeux (par exemple l’immigration) sont plus importants que le féminisme et que ce dernier attendra. Ou bien encore, pour rester sur le terrain de l’immigration ou du multiculturalisme, que les problèmes causés par les « autres » (les migrants, les étrangers, les personnes issues d’autres religions que la religion majoritaire, etc.) sont précisément une menace pour les acquis des femmes blanches et chrétiennes. Il y a alors une instrumentalisation du féminisme afin de renforcer la diatribe raciste, le parti pouvant ainsi se dédouaner de toute forme de régression en matière de droits des femmes et d’égalité femmes-hommes (par exemple : « le sexisme, ce n’est pas nous, c’est les musulmans », etc.). On note en outre une instrumentalisation d’autres sujets, par exemple l’écologie, pour faire passer des idées profondément anti-féministes mais qui se présentent comme étant « pour le bien des femmes » : ainsi en est-il d’une valorisation du « retour à la nature » et d’une méfiance de la médecine gynécologique qui « maltraite » les corps, afin de critiquer la contraception et la PMA. Ce type de « plaidoyer » réapparaît aujourd’hui dans la campagne pour les élections européennes.
Giorgia Meloni occupe une place assez unique dans le panorama politique italien, étant la première femme Présidente du Conseil italien, c’est-à-dire cheffe du gouvernement, à diriger ce pays. Il faut se rappeler qu’elle a fait toute sa carrière politique depuis les années 90, dans un contexte où Silvio Berlusconi a régné en maître, sur la scène publique, véhiculant dans les médias une image rétrograde de la femme. De nombreuses femmes italiennes reconnaissent à Giogia Meloni un caractère assez hors norme, celui d’une battante qui fait bouger les lignes et qui n’a pas encore été “usée“ par la gestion courante des affaires politiques en Italie, fidèle à elle-même suivant toujours sa ligne politique.
Peut-on imaginer que le fait d’être une femme a justement permis à un parti d’extrême droite aux idées radicales et conservatrices de devenir plus crédible ou plus acceptable aux yeux de la population ? Les femmes, souvent jugées peu crédibles dans la gestion du pouvoir, se retrouveraient-elles, dans ce cas, davantage légitimées ? Quelle leçon tirer pour la France et la prochaine présidentielle si Marine Le Pen se représente ?
Sans doute l’extrême droite et la droite berlusconienne italiennes, qui se sont notamment construites sur une culture profondément misogyne, ont-elles misé sur une femme pour se donner une image de nouveauté, mais il ne faudrait pas laisser penser que Meloni est un pion passif et instrumentalisé par le parti : elle a choisi d’être là et de se battre pour arriver au sommet. Donc elle adhère elle aussi à cette stratégie et la consolide. C’est pour cela qu’en effet, son parcours et sa combativité sont pour elles (les droites) des atouts et des forces. L’ironie du sort, c’est qu’elle a bénéficié des victoires du féminisme pour arriver à ce poste. Chez Marine Le Pen, cela joue à plein également, même si dans son cas, il ne faut pas oublier que la famille Le Pen est une petite PME, à laquelle Jordan Bardella, la tête de liste du Rassemblement National pour les élections européennes, appartient lui aussi, par ailleurs. Sans parler de Marion Maréchal (Le Pen) qui désormais préfère au RN le parti d’Éric Zemmour, lequel se fonde autant sur une rhétorique sexiste totalement assumée que sur un discours raciste et nostalgique du pétainisme.
Le virilisme s’exprime à travers des personnalités politiques telles que Jair Bolsonaro, Donald Trump, Vladimir Poutine… Le projet de société issu de ce système patriarcal semble assez incompatible avec une vision féministe et inclusive de nos sociétés. Le gouvernement en place en Italie n’échappe pas à cette vision discriminatoire, freinant politiques d’inclusion sociale ou d’intégration des minorités. Giorgia Meloni n’a pas hésité à stigmatiser à la fois les femmes sans enfants et les couples gays avec enfants, les opposant au concept même de la famille traditionnelle. Giorgia Meloni, tout comme Marine Le Pen ou Marion Maréchal en France, n’offrent pas d’alternative à ce modèle conservateur, tant politiquement que lexicalement.
Elles en sont l’incarnation. Mais ont-elles une nouvelle façon de concevoir la gestion du pouvoir ? Peut-on parler d’une évolution du patriarcat de l’intérieur ?
On voit bien que le projet de Meloni, dont la devise est « Dieu, famille, patrie », est anti-féministe, autrement dit anti-égalité femmes-hommes et anti-émancipation des femmes. Il ne s’en cache pas. Le projet fasciste se donne une image de respectabilité et de légalisme, mais c’est une stratégie marketing. Une fois aux commandes, le programme et la vision sont bien d’extrême droite : ce qui est en train de se profiler en matière de limitation du droit à l’avortement (petite musique sur la « personnalité juridique » du fœtus », par exemple) ou de glorification de la figure de la mère de famille le montre. Je n’ai pas l’impression, par ailleurs, qu’en matière de style ou de leadership, les politiciennes ou militantes d’extrême droite ont une autre façon de concevoir la gestion du pouvoir que les masculinistes. Ou alors on tomberait dans l’impasse consistant à dire que les hommes « naturellement » gouvernent comme ceci et les femmes, « naturellement » comme cela. Un homme politique peut-être féministe dans son programme et sa manière de faire de la politique (plus collaborative, plus respectueuse des autres expertises que la sienne, etc.). Mais ce qu’il faut voir aussi, c’est que la politique de Meloni a galvanisé les féministes italiennes (et européennes). Donc l’effet recherché par l’extrême droite pourrait bien, à moyen terme, être contreproductif. C’est exactement ce qui s’est passé aux États-Unis avec Trump et au Brésil avec Bolsonaro.
Propos recueillis par Gaëlle Barré, Conseillère consulaire des Français en Italie.