Cette vague de contestation était-elle prévisible ?
Ce n’est pas totalement une surprise. La situation économique du pays est désastreuse après plus d’une décennie de guerre. Près de 90 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et le chômage est endémique. Il y a également une absence totale de perspectives du fait de sanctions internationales, notamment occidentales, qui n’ont pas vocation à être levées. Bachar al-Assad tente de remédier à cet isolement en continuant d’entretenir des relations avec ses alliés – l’Iran et la Russie – qui en profitent en quelque sorte et « se paient sur la bête ».
En quoi ce soulèvement revêt-il alors un caractère inédit ?
L’épicentre des manifestations se situe à Soueïda depuis près d’une dizaine de jours. Ces dernières ont notamment été qualifiées d’« historiques » par certains observateurs car il s’agit d’une ville druze et non d’une ville sunnite. Les Druzes, qui représentaient environ 3 % de la population syrienne avant la guerre civile, relèvent d’une confession hétérodoxe de l’islam souvent stigmatisée par les Sunnites. Comme toutes les minorités ethno-confessionnelles, tels que les Chrétiens ou les Kurdes, ils se sentent menacés.
Théoriquement, les minorités sont censées constituer des soutiens du régime en Syrie. C’est du moins comme cela que Bachar al-Assad les présente. Dans le narratif du régime, on retrouve toujours cette idée qu’il se fait le protecteur des minorités ethno-confessionnelles contre le risque oppressif de la majorité sunnite. Cela lui a d’ailleurs permis de justifier la guerre contre des insurgés djihadistes sunnites et d’assurer sa victoire sur le plan militaire.
Qu’entendez-vous par là ?
La mobilisation de cette minorité qui n’a pas pris le parti de l’insurrection contre Bachar al-Assad durant la guerre civile de 2011 à 2021 pose problème au régime. La ville de Soueïda a d’ailleurs été relativement préservée durant toute cette période car elle ne représentait pas une menace pour celui-ci. Bachar al-Assad comptait sur le fait que les Druzes ne pactiseraient pas avec les insurgés qui voulaient sa chute. Un renversement du régime que cette minorité n’a effectivement pas souhaité puisqu’elle savait qu’elle serait menacée dans son existence si les Sunnites prenaient le pouvoir. Ce n’était donc pas une adhésion affirmative, mais plutôt par défaut.
Or aujourd’hui, ces membres d’une communauté qui n’est intrinsèquement pas hostile à Bachar al-Assad – puisqu’ils sont une minorité parmi d’autres – commencent à se plaindre de manière ostentatoire. Parmi eux, des notables, des jeunes et des femmes notamment. C’est un problème pour le régime car il ne peut pas présenter cette contestation de la même manière que l’insurrection sunnite de 2011. C’est en ce sens que je qualifie cela de « syndrome druze » pour Bachar al-Assad.
Que revendiquent ces manifestants ?
Il y a eu une diversification des revendications. Le point de départ remonte à l’annonce par le régime de Damas de la fin des subventions sur les carburants, conduisant à un doublement des prix de l’essence et du gazole. Cette décision a donné lieu à une réaction de colère à Soueïda et dans d’autres villes, avec une grève des chauffeurs routiers dès le lendemain notamment. De fait, les revendications initiales sont d’abord économiques avec la disqualification d’un État incapable de répondre aux attentes de sa population. Voilà la préoccupation principale.
À celles-ci se sont rajoutés des slogans demandant le départ de Bachar al-Assad et la chute du régime. Non tant parce qu’il est un dictateur que parce qu’il est incapable de subvenir aux besoins les plus élémentaires de sa population. Ces manifestations prennent donc certes la forme d’une contestation du régime mais pas de la même manière qu’en Syrie en 2011, dans le sillage du « Printemps arabe ».
Qu’en est-il de cette « colonisation rampante » dénoncée plus haut ?
Des slogans refusant les accords économiques qui ont été conclus depuis plusieurs années et qui ont été multipliés récemment par le régime syrien avec l’Iran et la Russie – ses deux soutiens militaires durant la guerre civile – ont été aperçus dans des manifestations le dimanche 27 août. Il y a une forme de préemption de ce qu’il reste des ressources de la Syrie par ces deux pays, dont l’empreinte y est omniprésente. Bachar al-Assad le sait mais n’a pas de quoi rembourser ses dettes, au sens propre comme au sens figuré d’ailleurs. Il demeure donc leur débiteur. Il ne peut rien leur refuser et encore moins dénoncer les contrats qu’il a lui-même signés. Or, il y a malgré tout la résurgence d’une forme de nationalisme syrien après la guerre civile qui n’apprécie pas ce qui est perçu comme une sorte de « colonisation rampante » et la contestation est donc venue stigmatiser ce qui est perçu comme une spoliation des biens syriens. Une critique supplémentaire contre le régime.
Bachar al-Assad est-il en mesure de répondre à ces revendications ?
Bachar al-Assad n’a pas de réponse économique. Et il n’y a pas d’argent, d’où le recours au trafic de captagon qui permet de pallier ce manque de ressources financières de l’État.
Il y a eu dix ans de guerre civile dans le pays. Une guerre gagnée militairement et politiquement par Bachar al-Assad puisque la Syrie a – entre autres – été réintégrée dans la Ligue arabe. Il sait donc que le problème militaire est réglé mais que le problème de la légitimité de son pouvoir ne l’est pas. Voilà le véritable enjeu pour lui, d’autant que cette légitimité apparaît hypothéquée par la faillite économique avérée du pays.
Ce vent de colère pourrait-il atteindre Damas ?
Le régime a déployé massivement ses forces de sécurité autour de Damas mais Bachar al-Assad a survécu à dix années de guerre civile donc ce n’est pas cette contestation qui est en soi susceptible de provoquer son renversement. Néanmoins, cette situation apparaît très embarrassante pour le régime. Il y a une inquiétude manifeste en ce qui concerne le risque de contagion de cette colère vers Damas et ses alentours, notamment à Jaramana, une ville limitrophe de la capitale, peuplée de Druzes et de Chrétiens et théoriquement fidèle au régime. Or, celle-ci a déjà été le théâtre ces derniers mois de manifestations liées justement à la dégradation de la situation économique. Surtout, il s’avère que la ville est notamment habitée par des Druzes qui ont des liens familiaux et de solidarité avec les Druzes de Soueïda. La colère pourrait donc s’étendre jusqu’à Damas et c’est la hantise du régime.
Peut-on craindre prochainement une répression sanglante de la contestation ?
L’ADN du régime de Bachar al-Assad, c’est d’abord la répression comme réponse à toute velléité de contestation. Quand il est confronté à une insurrection immédiatement perçue comme une tentative de renversement, alors il la règle par la force. Mais lorsqu’il fait face à des revendications économiques, la situation devient difficile à résoudre. Il pourra toujours tirer sur des gens qui ont faim, cela ne résoudra pas le problème. Et c’est doublement embarrassant quand il s’agit d’une partie de la population qui n’est a priori pas hostile au régime.
Il prendrait donc un risque s’il commençait à réprimer des minorités dont il se présente comme le protecteur. S’il le faisait, d’autres minorités comme les Chrétiens de Syrie ou les Kurdes au Nord se sentiront eux aussi aussitôt en situation d’insécurité susceptible de les faire douter sur leur choix de rechercher une protection de la part du régime. C’est un jeu d’équilibre instable, alors que Bachar al-Assad demeure assis sur un champ de ruines.
Cette contestation ne s’inscrit donc pas dans une configuration classique et cela explique la fébrilité de Bachar al-Assad. C’est en cela que c’est inédit.
Propos recueillis par Lucas Rojouan pour Ouest France.