• Par [Didier Billion->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=billion], directeur des publications de l’IRIS

L’Union européenne a finalement décidé ce vendredi 29 avril de sanctionner le régime syrien. Sur place, la répression brutale qui s’abat sur les protestataires aurait déjà fait plusieurs centaines de morts, la plupart à Deraa, foyer de la contestation situé à l’extrême sud du pays. Rien que pour la journée de samedi, l’Observatoire syrien des droits de l’Homme fait état d’une soixantaine de victimes. La violence est montée d’un cran la semaine dernière avec l’entrée des chars dans la ville.

Le mouvement de protestation qui a débuté il y a sept semaines a tourné au massacre, provoquant l’indignation de la population dans le pays, mais des réactions tardives de la communauté internationale. Une lenteur d’autant plus frappante qu’en Libye et dans une situation analogue, certains pays européens avaient réagi immédiatement, condamnant puis sanctionnant le régime du colonel Kadhafi.

Les condamnations se multiplient désormais, notamment en Europe. Reste maintenant à passer des paroles aux actes. La Commission européenne a réuni ce vendredi des représentants des Vingt-Sept qui ont décidé l’instauration d’un embargo sur les armes en direction de la Syrie. Une réaction qui, pour le chercheur Didier Billion, ne changera pas la donne sur le terrain.

Quelle est la nature du mouvement de contestation qui secoue la Syrie depuis presque deux mois ? Quelles en sont les causes ?

Ce qui pousse les Syriens dans la rue, ce sont les raisons objectives qui sont à l’origine des révoltes arabes depuis la fin du mois de décembre. Tout d’abord des revendications de type social : un meilleur niveau de vie, des mesures réelles contre le chômage très élevé, des revalorisations salariales. De plus, un aspect ressortait nettement dans les slogans au début de la mobilisation en Syrie : la lutte contre la corruption.

Il y a ensuite les revendications politiques : exigence démocratique, élargissement des droits individuels et collectifs etc. En outre, il y a incontestablement un élément confessionnel qui tend à se cristalliser ces derniers jours, c’est l’opposition à la mainmise de la communauté alaouite sur le pouvoir. Bien sûr il n’y a pas de slogans sur le thème "mort aux alaouites", ou "les alaouites hors du pouvoir". Mais le fait même que cette communauté concentre l’essentiel du noyau central de l’appareil d’Etat peut donner une dimension confessionnelle, d’autant que les groupes sunnites extrémistes ou salafistes ne sont pas non plus étrangers à ce mouvement de mobilisation. C’est un aspect qu’il faut surveiller dans les jours à venir, qui pourrait dégénérer encore plus profondément que depuis quelques jours.

Si la situation dégénère, y’a-t-il un risque de guerre civile ?

On n’en est pas là. La situation est terrible en tant que telle, et elle se suffit à elle-même. Une guerre civile voudrait dire qu’au moins deux camps, structurés sur des positions politiques et possédant des moyens militaires, puissent s’organiser et s’affronter militairement. Or en Syrie, comme dans tous les autres Etats arabes, il n’y a pas de leaders publics avec un programme politique en tant que tel, et pour l’instant les manifestants n’ont pas à ce jour de force militaire organisée. On en est donc encore loin d’une guerre civile, même si les choses peuvent se dégrader très rapidement.

L’UE va décréter un embargo sur les armes syriennes. Ces sanctions sont-elles suffisantes ? Peuvent-elles contribuer à changer la donne sur le terrain, alors qu’on recense déjà plusieurs centaines de morts ?

Non, cela ne changera pas la donne. Ce n’est pas tant que le régime syrien soit totalement autiste et inattentif aux sanctions hypothétiques qui pourraient se renforcer. Mais il est dans une logique de survie et ne se laissera pas influencer ni intimider par ce type de mesures.

Par ailleurs il ne faut pas oublier qu’au-delà des bons sentiments européens – on verra s’ils se traduisent en actes ou pas – la Syrie a des alliances et des contrats, de bonnes relations non seulement avec l’Iran mais aussi la Russie, qui ne sont pas de petites puissances. Et même dans l’hypothèse où des sanctions européennes s’appliqueraient, et où les Etats Unis renforceraient leurs sanctions qui existent déjà depuis de nombreuses années, cela n’empêcherait pas le régime syrien de s’alimenter en armes, soit par l’Iran, soit par la Russie et quelques autres dans la région.

Comment expliquer la lenteur de l’UE, et des autres puissances occidentales, à réagir à la situation ?

Vis-à-vis de ce qui se passe en Libye, c’est un peu "deux poids deux mesures". La seule grande différence est que Kadhafi avait promis un bain de sang à Benghazi, ce qui a été le prétexte de la communauté internationale pour voter la résolution du Conseil de l’ONU. Bachar el-Assad est un peu plus fin tacticien, c’est-à-dire qu’il n’a jamais promis un bain de sang à sa population, ce qui nous donne les coudées un peu moins franches.

Mais surtout il faut bien remettre ces événements dans leur contexte : depuis au moins 2008, les principales puissances occidentales dans le jeu syrien tentent stratégiquement de casser l’alliance entre Damas et Téhéran. Ils ne veulent donc pas trop stigmatiser la Syrie. C’est un premier aspect qui est essentiel.

Deuxièmement, n’oublions pas que la Syrie a aussi des alliances régionales avec des organisations qualifiées de terroristes par les Européens : Hamas et Hezbollah. Si des sanctions effectives s’appliquaient à la Syrie, si les pressions montaient d’un cran, le régime pourrait tout à fait demander à ses alliés régionaux de rentrer en action. Cela pose la question de la sécurité d’Israël. C’est pourquoi, pour de bonnes ou des mauvaises raisons, on ne peut pas raisonner à propos de la Syrie comme on raisonne à propos de la Libye. Cela explique la grande prudence de la communauté internationale.

Enfin, les Russes et les Chinois qui avaient accepté de s’abstenir sur la résolution 1973 (ce qui a permis à cette résolution de passer dans les faits) ne sont pas prêts à voter une résolution de condamnation ferme contre la Syrie, au vu de la dégradation de la situation en Lybie où la mission de l’OTAN est de moins en moins bien définie. Donc ladite communauté internationale est relativement impuissante.