La crise multidimensionnelle qui secoue la région ouest-africaine a connu un nouvel épisode, le 28 janvier dernier, avec l’annonce de leur retrait de la Cédéao (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest) par les trois juntes militaires du Mali, du Niger et du Burkina Faso, réunies au sein de l’Alliance des Etats du Sahel (AES). Depuis, beaucoup a été dit et écrit sur cette actualité. Il y a ceux qui alertent sur les funestes conséquences – économiques, sociales, géopolitiques – de cette décision, et son impact historique sur le nécessaire processus d’intégration régionale. Et puis, les autres qui, sans réellement appréhender la portée d’un tel événement, se réjouissent sans retenue de ce qu’ils considèrent comme la promesse du meilleur des mondes. Pourtant, l’affaire a pris, dès le départ, les allures d’un mauvais film. Les trois juntes ont annoncé quasi simultanément leur décision à travers les médias, sans se soucier de la procédure réglementaire, soit une notification par écrit aux instances de la Cédéao. Il aura fallu un rappel courtois au protocole de l’organisation régionale pour que les partants se plient à cette démarche.
Des putschistes imbus de leur courroux
Par ailleurs, c’est avec un dédain manifeste que les trois pouvoirs putschistes ont décidé d’opposer leur propre loi face aux conventions de l’organisation stipulant notamment que le retrait d’un pays membre ne devient effectif qu’au terme d’un délai d’un an après sa notification. Malgré ce rappel, les putschistes, fâchés contre la Cédéao, ont décidé de s’en retirer « sans délai ». Balayant, ce faisant, la conséquente contribution de leurs pays à cette organisation, depuis sa création en 1975. La précipitation le dispute à la désinvolture ou à l’improvisation… On peut aussi relever une certaine incohérence dans le fait que leur départ de la Cédéao n’ait pas été suivi de la même volonté de se retirer de l’Union monétaire des Etats d’Afrique de l’Ouest (UEMOA). Les trois juntes assument sans vergogne cette contradiction : continuer de cohabiter au sein de cette institution monétaire régionale avec les pays francophones, les mêmes qu’ils couvrent d’anathèmes dans le cadre de la Cédéao. Cherchez donc l’erreur… Pour l’heure, aucun discours « politique » n’est venu des cercles de ces juntes pour expliquer à leurs enthousiastes partisans les ressorts de cette apparente contradiction.
La faiblesse des arguments avancés par ces pouvoirs militaires pour expliquer leur décision de se retirer de la Cédéao, dissimule mal les réels motifs qui les ont amenés à franchir le Rubicon. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu’en agissant ainsi, ilscomptent se délier de toutes leurs obligations envers l’organisation. Fini donc le régime des sanctions, de même que leurs engagements liés au calendrier des transitions et leurs échéances. Par ailleurs, ces juntes pourraient désormais conforter leurs nouvelles orientations diplomatiques et géopolitiques – avec la Russie, notamment -, jugées problématiques par certains Etats membres. En somme, les putschistes du Sahel, imbus de leur courroux envers la Communauté régionale, n’auraient plus à se soumettre aux exigences de l’interdépendance entre les Etats de cette région, tous liés par les droits, devoirs, contraintes et avantages de leur communauté de destin. Alors que ces juntes associées affirment agir au nom du « panafricanisme » et du « souverainisme » – concepts opportunément adoptés aux lendemains de leurs putschs – l’ancien Premier ministre malien, Moussa Mara, leur a rétorqué, début février, que « le panafricanisme, c’est de rester dans la Cédéao »…
« Une violation grave des droits du peuple… »
Pour les promoteurs de l’AES, les compteurs de la transition sont donc remis à zéro, et ils peuvent à présent s’octroyer, de manière discrétionnaire, un bail à durée indéterminée. Et les populations, dans tout cela ? Ont-elles été consultées avant l’annonce de ce « Sahelxit » ? Evidemment, non. Dans un climat où domine la parole des autorités putschistes et leurs soutiens, entend-t-on seulement les voix de ceux qui contestent cette décision ? Fin janvier, la Coordination des Organisations de l’Appel du 20 Février 2023 Pour Sauver Le Mali a, dans un communiqué, jugé « nulle et non avenue » la décision du retrait de la Cédéao, tout en soulignant, à cet égard, que « le colonel malien Assimi Goïta, président de la transition, ne dispose d’aucune légitimité ni d’un quelconque pouvoir ou mandat, pour entraîner le pays dans une aventure aussi périlleuse ». Selon ce même communiqué, « en plus d’être une violation suffisamment grave des droits du peuple, ce retrait du Mali sur un coup de tête de la Cédéao, en l’absence de toute consultation préalable requise (…) relève d’un chantage de plus, voire d’une arnaque de plus contre le peuple malien désabusé.» La Coordination « désapprouve cette façon cavalière de gouverner, en ce qu’elle traduit plus que tout autre le summum même du manque de considération des putschistes au pouvoir envers notre peuple qui n’a plus rien à attendre d’une transition militaire en perdition, dont les tenants, de plus en plus obsédés par l’exercice illégal du pouvoir politique, représentent un véritable danger pour la république et la nation tout entière. » A ces propos, la junte oppose son silence et son mépris. Au Mali, tout comme au Niger et au Burkina Faso, le sort des populations dépend aujourd’hui des seules humeurs des gouvernants. Peut-on seulement gérer le pouvoir d’Etat en multipliant des péripéties à la manière d’une série télévisée, et en puisant son inspiration dans l’effervescence pervertie des réseaux sociaux ?
Coup d’Etat constitutionnel et calculs inavouables
Dans ce contexte, une nouvelle crise est survenue au Sénégal. Comme si la région n’était pas déjà assez servie par la lente dégradation des choses, le président Macky Sall a choisi, ce samedi 3 janvier, de poser un acte inédit dans l’histoire de son pays. A une population sidérée, le chef de l’Etat a annoncé sa décision d’abroger le décret convoquant le corps électoral. Un coup d’arrêt, à quelques heures du début de la campagne pour l’élection présidentielle, prévue le 25 février. Celui qui, officiellement, ne brigue pas un nouveau mandat, a évoqué « desconditions troubles qui pourraient nuire à la crédibilité du scrutin en installant les germes d’un contentieux pré et post-électoral »… Dans cette allocution, aucun motif d’une gravité majeure justifiant l’interruption du processus électoral. Les raisons évoquées s’avèrent nettement insuffisantes pour expliquer le report soudain d’une élection. Ainsi, la suspecte dramatisation du climat préélectoral par le dirigeant sénégalais dissimule mal des calculs inavouables, servant davantage des intérêts particuliers que la cause de l’Etat.
Ce qui s’est produit, ce 3 janvier à Dakar, est un coup de force constitutionnel. Un coup d’Etat civil. A bien des égards, cela illustre grossièrement une privatisation des leviers du pouvoir, y compris les processus électoraux. L’ultime signature d’un dirigeant souvent accusé de dérives autocratiques, et sinistrement rompu à l’exercice de l’instrumentalisation des institutions à des fins hermétiques. Au bout du parcours de Macky Sall aux commandes de l’Etat, la marque de la forfaiture. Entre confusion et chaos, ce coup de force a été entériné par une improbable majorité à l’Assemblée nationale, le 6 février, au moment même où étaient expulsés de l’hémicycle, manu militari, des élus de l’opposition. Dans un communiqué, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et ses organisations membres au Sénégal, « condamnent ce report des élections qui viole la Constitution et les engagements régionaux et internationaux de l’État du Sénégal (…), expriment leurs vives préoccupations face à l’aggravation des tensions, les atteintes répétées aux libertés fondamentales et les risques d’exacerbation d’une crise politique ». Selon ces organisations, « cette crise, provoquée par le chef de l’Etat, met à mal la démocratie et l’État de droit au Sénégal, et plus largement dans la région ouest-africaine. »
Les élections étant reportées au 15 décembre 2024, Macky Sall compte bien demeurer à son poste au-delà du délai constitutionnel de son mandat. Un bras-de-fer aux issues imprévisibles est désormais engagé entre le pouvoir et les citoyens en colère. Le chef de l’Etat sénégalais qui a prétendu apaiser le climat politique en annulant un processus électoral, est devenu un pyromane dans un pays qui se serait passé de cet absurde conflit. Rien n’obligeait Macky Sall à susciter pareil épilogue au terme de sa présidence.
Les regards sont tournés vers une Cédéao dépassée, abasourdie. Inapte. Manifestement à court de ressources pour produire simultanément les réponses idoines et efficientes à tous ces foyers de crises. Cette expression du tragique dans l’histoire de cette région pourrait durablement anéantir ce qui, malgré les vicissitudes, constituait jusqu’ici un acquis historique pour les citoyennes et citoyens « ouestaf » : le profond sentiment d’appartenance à un espace commun.
Publié par Francis Laloupo.