Pourquoi la situation humanitaire empire-t-elle depuis l’arrivée au pouvoir des Taliban ? 

Karim Pakzad : Lorsque les Taliban ont pris le pouvoir en août 2021, l’économie afghane était déjà dans un état très précaire, fragilisée par deux décennies de guerre. Et en arrivant à la tête du pays, ils ont massivement mis au chômage de nombreux fonctionnaires et membres du gouvernement.

Mais si la situation humanitaire a empiré au fil des mois, c’est avant tout en raison du recul des droits humains et surtout du droit des femmes. Progressivement, ils ont accentué les restrictions à leur encontre, les privant notamment de la liberté de se déplacer et d’accéder à de nombreux emplois. Outre les dramatiques conséquences sociales, cela a entraîné de nombreux licenciements. Beaucoup de familles ont ainsi perdu leurs revenus et moyens de subsistance et plongé dans la pauvreté.

Car d’un point de vue économique, paradoxalement, le bilan des Taliban n’est pas tout noir. Ils sont entrés dans une sorte d’économie de subsistance, mettant simplement en suspens de nombreux projets qui dépendaient jusqu’alors de financements étrangers. Mais en parallèle, ils ont pu continuer à compter sur leurs liens économiques avec plusieurs pays de la région, comme l’Iran ou l’Ouzbékistan. Sans compter les aides humanitaires qui continuent d’arriver, permettant indirectement de subvenir aux besoins économiques du pays.

Les Taliban avaient aussi promis la « paix et la stabilité ». Quel est aujourd’hui le contexte sécuritaire ? 

Les Taliban se targuent d’un succès indiscutable : celui d’avoir mis fin à la guerre avec les États-Unis. Mais ce n’est pas pour autant que la violence est terminée dans le pays. Leur principal défi reste la lutte contre l’organisation État islamique (l’OEI). Contrairement au groupe Al-Qaïda, allié des Taliban, l’OEI est considérée comme une ennemie. Cela s’explique par une différence majeure de vision : si les deux mouvements revendiquent une application stricte de la charia, les Taliban ont une politique nationaliste et ethnique – ils veulent le pouvoir dans leur pays – tandis que l’OEI a une vision internationaliste – ils rêvent d’un gouvernement islamiste mondial. Les Taliban ont donc maintenu une politique très dure face à l’OEI qui riposte régulièrement avec des attentats à Kaboul ou ailleurs.

Il ne faut pas non plus oublier les tentatives de résistance contre le pouvoir. Les résistances armées, d’abord, même si la principale qui avait émergé dans la foulée de la prise de Kaboul, dirigée par le fils de l’ancien dirigeant Ahmad Massoud, est aujourd’hui quasi réduite à néant. La résistance civile, ensuite. De nombreuses femmes continuent de manifester régulièrement pour leurs droits et leur liberté mais ces réunions sont toujours réprimées violemment. La « paix et la stabilité » promises par les Taliban passent par un climat de répression impitoyable.

En se présentant comme des Taliban 2.0, plus modérés, les Taliban au pouvoir espéraient se faire une place au sein de la communauté internationale. Quel est l’état du dialogue aujourd’hui ? 

Dans les pays occidentaux, personne n’a cru très longtemps à cette image que les Taliban tentaient de véhiculer. Ils avaient besoin de donner cette impression pour s’installer au pouvoir mais il a vite été clair que leur représentation du monde n’avait pas changé. Comme il y a vingt ans, l’interprétation de la charia est plus importante que tout.

Dans les pays occidentaux, cela entraîne un paradoxe constant. À chaque nouvelle mesure annoncée par les Taliban portant atteinte au droit des femmes, les condamnations fusent. Pour autant, le dialogue n’a jamais été totalement coupé, avec un curseur qui varie d’un pays à l’autre – la France, par exemple, est bien plus ferme que les États-Unis. Cela s’explique facilement : les États-Unis n’ont perdu la guerre que très récemment, il y a deux ans seulement, et l’Afghanistan reste un pays très important d’un point de vue géostratégique, à la frontière avec l’Iran et la Chine. Pour Washington, il s’agit de jouer l’équilibriste pour négocier un retour, d’une façon ou d’une autre, dans le pays.

En parallèle, les Taliban peuvent toujours compter sur des alliés régionaux – la Turquie, les Émirats arabes unis ou encore l’Iran, qui, sans jamais vraiment afficher un soutien officiel, restent très conciliants.

Si, pour le moment, il n’y a aucune reconnaissance officielle du pouvoir Taliban, il n’y a pas non plus de vraie unité sur la question au sein de la communauté internationale.
Comme vous le soulignez, la question du droit des femmes reste l’une des principales raisons de l’isolement de l’Afghanistan. Est-elle source de divergences au sein du groupe au pouvoir ? 

Il y a bien sûr des divergences parmi les Taliban. Certains souhaitent plus de souplesse et de compromis avec la communauté internationale et sont allés jusqu’à prendre publiquement position en faveur du droit des femmes à l’éducation.

Deux camps émergent avec, d’un côté, le chef suprême du mouvement islamiste, l’émir Haibatullah Akhundzada – qui représente, en quelque sorte, les Taliban historiques, idéologues extrémistes partisans d’une application stricte de la charia. De l’autre, celui des ministres de l’Intérieur, Sirajuddin Haqqani, leader du réseau éponyme, et de la Défense, qui ont une vision beaucoup plus politique des choses. Ils cherchent une façon pérenne de gouverner et veulent pour cela améliorer le dialogue avec l’étranger, et ils savent que cela passe notamment par la question du droit des femmes.

Mais officiellement, bien sûr, le mouvement reste uni et jusqu’à présent, rien ne laisse penser que ces divergences puissent affaiblir le pouvoir d’une quelconque manière.

 

Propos recueillis par Cyrielle Cabot pour France 24.