• Interview de [Karim Pakzad->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=pakzad], chercheur associé par Fabrice Aubert

Le 7 octobre 2001, George W. Bush lançait la "riposte" américaine au 11-Septembre en bombardant l’Afghanistan. Alors tenu par les talibans, le pays était devenu un sanctuaire pour Al-Qaïda. Un mois plus tard, les anti-talibans reprenaient le pouvoir.

Dix ans après, les Etats-Unis, appuyés par une coalition internationale, sont toujours présents avec deux opérations distinctes : les soldats d’"Enduring Freedom" ("Liberté immuable"), uniquement américains, sont déployés le long de la frontière pakistanaise pour la lutte anti-terroriste. L’Isaf (Force internationale d’assistance et de sécurité), créée en 2001 et dirigée par l’Otan depuis 2003, est officiellement chargée d’aider le gouvernement afghan à assoir son pouvoir. Depuis 2008, les deux missions ont un commandement unique, assuré aujourd’hui par le général américain John Allen. Au total, 140.000 militaires étrangers sont engagés sur le terrain, dont 4.000 Français.

Dix ans après les premiers raids aériens sur Kaboul, Karim Pakzad, chercheur associé à l’Institut des relations internationales stratégiques (Iris), est très critique sur l’intervention.

Dix ans après le premier raid américain, quel bilan global peut-on tirer de l’intervention internationale, principalement américaine, en Afghanistan ?

C’est un échec total, aussi bien pour George W. Bush que pour Barack Obama. En novembre 2001, les talibans, qui ne disposaient pas d’une réelle armée, ont quitté Kaboul eux-mêmes. Les Etats-Unis ont alors voulu continuer la guerre, à la fois contre les talibans et contre Al-Qaïda. Or cette guerre s’est vite transformée, dans l’esprit de la population afghane, en une guerre d’occupation, notamment dans les régions à majorité pachtoune de l’Est et du Sud-Est, fief des talibans, où ces derniers étaient en grande partie retournés.

Que s’est-il alors passé ?

Début 2003, les talibans ont débuté les opérations de guérilla. Avec un problème majeur pour les Américains : rien ne distingue physiquement un taliban d’un paysan, d’autant plus qu’il s’agit parfois de la même personne. Face à la situation, la réponse de l’armée américaine (bombardements aériens, arrestations arbitraires, opérations de nuit dans les villages..) n’a pas du tout été adaptée. Les Etats-Unis n’ont pas compris que l’Afghanistan, basé sur une logique de clans de tribus, est un pays de tradition qu’on ne foule pas aux pieds.

Cela explique-t-il le succès des talibans pour recruter de nouveaux membres ?

Beaucoup de recrues viennent en effet des villages bombardés. Quand un paysan voit son frère ou son cousin se faire tuer, il prend sa relève. Résultat : les talibans se sont renforcés naturellement jour après jour -ils continuent encore aujourd’hui-, notamment grâce à leur contact avec les talibans pakistananais. Quand l’Otan a pris le commandement de l’Isaf en courant 2003, il était déjà trop tard. La réponse a été uniquement militaire, sur le mode "les talibans reviennent, envoyons des soldats".

Pourtant, en 2009, Barack Obama a changé cette stratégie.

Oui. Il a pris conscience qu’il n’y aurait pas de solution militaire au conflit. Il a donc proposé une stratégie basée sur trois axes. Tout d’abord, paradoxalement, envoyer 30.000 hommes en renfort pour essayer d’affaiblir les talibans dans leurs zones d’influence. Ensuite, afin de "réconquérir le cœur et les esprits des Afghans", il a voulu limiter les bombardements aveugles de l’aviation et les opérations des soldats américains dans les villages. Or cela s’est vite révélé inefficace pour traquer les talibans. Tout a recommencé, avec son lot de civils tués. Dernier axe : il a préconisé une solution politique incluant des négociations avec les talibans. Ces douze derniers mois, il y a donc eu des contacts entre émissaires américains et talibans. Mais ceux-ci, qui refusent de discuter avec le gouvernement afghan qu’ils ne considèrent pas légitime, ont posé des conditions inacceptables : ils ne discuteront qu’en cas de départ américain.

Résultat : la politique d’Obama, bien que différente de celle de Bush, est aussi un échec total. Aujourd’hui, les talibans sont présents partout, aussi bien géographiquement que politiquement. La preuve avec l’assassinat de Burhanuddin Rabbani le mois dernier. L’ancien président a été tué dans la zone la plus sécurisée de Kaboul. L’attentat aurait été impossible à perpétrer pour les talibans sans des contacts dans l’administration.

Au-delà des Etats-Unis, n’est-ce pas à Hamid Karzaï, le président afghan, de trouver une solution ?

Oui. Mais il n’en prend pas le chemin. Il vient de décider de suspendre les négociations avec les talibans et veut discuter directement avec le Pakistan. Il est vrai qu’il ne peut y avoir de solution politique en Afghanistan sans le Pakistan. Mais en agissant ainsi, il sous-entend que le Pakistan est l’envahisseur de l’Afghanistan. Et en début de semaine, il s’est rendu en Inde, ennemi intime du Pakistan, pour resserrer les liens avec New Delhi. C’est un affront pour Islamabad. Bref, pour trouver la solution politique voulue par Obama, il faut un gouvernement crédible et que les talibans soient affaiblis. Pour l’instant, ce n’est pas le cas.

Conséquence : l’année 2011 a d’ailleurs été très meurtrière pour la coalition, et notamment pour l’armée française qui a subi ses pertes les plus importantes.

Les talibans mènent l’offensive partout. Les soldats français sont essentiellement déployés en Kapisa, une région sous influence talibane parmi d’autres. Ce n’est donc pas étonnant et ce n’est pas spécifique à la France.

Pour l’instant, vous avez dressé un tableau très sombre de cette intervention américaine. N’y a-t-il pas des points positifs ?

Si, heureusement d’ailleurs. La principale est la mise en place d’une réelle liberté de la presse, malgré les dangers encourus par les journalistes. Beaucoup plus d’enfants vont aussi désormais à l’école. Et il y a bien sûr l’organisation d’élections. Mais ce qui a été fait n’a rien à voir avec ce qui a été promis et même avec ce qui aurait dû être réalisé si l’argent accordé à l’Afghanistan avait été utilisé correctement. Selon l’Onu, l’aide internationale reçue par Kaboul se monte à 15.000 dollars par Afghan ! Or aucun Afghan n’a reçu cette somme, directement ou indirectement. Elle est partie dans la corruption ou les détournements de fonds.

Beaucoup d’observateurs affirment qu’après le départ total des forces étrangères, prévu en 2014, les talibans reviendront au pouvoir.

Je ne partage pas cet avis. Je crains plutôt une reprise de la guerre civile, comme entre 1992 et 1996. Pachtouns, tadjiks, ouzbeks… : tout le monde, partisan ou non d’un dialogue avec les talibans, tentera de tirer la couverture à soi, avec l’aide de ses alliés régionaux. Pour éviter le pire, il faudra trouver donc une solution régionale avec le Pakistan, l’Iran, l’Inde, la Russie et l’Arabie saoudite.