Entretiens
25 avril 2024
Manifestations contre la loi sur « l’influence étrangère » en Géorgie : reflet d’un clivage politique ?
Des milliers de Géorgiens ont manifesté dans les rues de la capitale, le 17 avril dernier, pour protester contre le vote d’une loi sur « l’influence étrangère » jugée proche de la législation russe et restreignant les libertés d’association. Si cet événement met en lumière le clivage de la vie politique géorgienne, il souligne aussi la vulnérabilité de Tbilissi face à son voisin russe, sentiment renforcé depuis le début du conflit en Ukraine. Comment comprendre les manifestations pro-européennes en Géorgie ? Quel est l’état des relations entre la Russie et la Géorgie ? Comment se positionne Moscou dans le Caucase ? Entretien avec Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS et ancien ambassadeur français en Russie, spécialiste des questions russes.
Le 17 avril dernier, plus de 20 000 personnes ont manifesté à Tbilissi en Géorgie contre l’adoption d’une loi sur « l’influence étrangère » jugée proche de la législation russe. Dans quel contexte politique s’inscrit cette loi ? Pourquoi est-elle jugée dangereuse et liberticide par la population et par l’opposition ? Quelles réactions a-t-elle suscitées en Europe et en Russie ?
La société géorgienne est très partagée. Pour schématiser, les jeunes sont plus européens mais aussi plus atlantistes et plus attachés aux libertés publiques que ne le sont les générations plus âgées, plus soucieuses de garder de bonnes relations avec la Russie après l’expérience douloureuse de l’invasion de la Géorgie en 2008. Ce partage a été constant ces dernières années. Par exemple aux élections législatives de 2020, l’opposition, estimant que les élections avaient été truquées, a refusé de siéger au Parlement. Le parti Rêve géorgien, le parti majoritaire, a donc siégé seul pendant quelque temps. Évidemment, un Parlement sans opposition n’est plus un Parlement. À l’époque, l’Union européenne et Charles Michel, président du Conseil européen, ont joué les intermédiaires et réussi à trouver une solution entrainant le retour de l’opposition au Parlement. Cependant, la fracture est permanente dans la société géorgienne entre ceux qui veulent garder de bonnes relations avec la Russie, au prix de certaines concessions, et ceux qui veulent absolument se rapprocher de l’Union européenne et de l’OTAN. Cette loi dirigée contre les ONG se calque sur une loi russe qui s’attaque aux individus en plus des associations. Dans le projet de loi géorgien, il s’agit de déclarer comme « agent œuvrant au profit d’une puissance extérieure » ceux qui reçoivent plus de 20 % de leurs financements de l’étranger. Le gouvernement a essayé de faire passer cette loi il y a déjà un an, en avril 2023, et il y avait déjà eu d’énormes manifestations entraînant le retrait du projet de loi. Aujourd’hui, le chef du gouvernement, membre du Rêve géorgien, le parti au pouvoir, possède une majorité au Parlement. Ce projet étant à nouveau sur la table, le Parlement a voté en première lecture, à 83 voix contre 0, une première version de la loi. En revanche, une partie de la population n’accepte pas cet alignement sur la législation russe. Il faut préciser que ce type de loi existe un peu partout, y compris aux États-Unis. La seule différence réside dans le fait qu’en Russie et en Géorgie, l’application de la loi par la magistrature locale ne laisse aucun doute : toutes les demandes du gouvernement seront satisfaites ce qui lui permettra de sanctionner les ONG ou associations qui ne vont pas dans son sens.
Si les républiques séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud sont soutenues par Moscou, la Géorgie a officialisé en décembre 2023 sa candidature d’adhésion à l’Union européenne. Quel est l’état des relations entre la Russie et la Géorgie ? Dans quelle mesure la guerre en Ukraine a-t-elle ravivé les souvenirs du conflit russo-géorgien de 2008 et accéléré le virage pro-européen en Géorgie ?
Environ 80 % des Géorgiens sont en faveur de l’adhésion à l’Union européenne, y compris dans le camp de la majorité. Depuis très longtemps, le rêve européen est moteur pour la société géorgienne. Simplement, une partie de la société pense qu’il faut maintenir des liens avec la Russie. La Géorgie est au contact direct de la frontière russe : au moment de la guerre de 2008, les troupes russes ont envahi, par le tunnel de Roki, l’Ossétie du Sud pour soutenir les sécessionnistes contre Tbilissi. Une partie de la population, la plus âgée, en est consciente de cette vulnérabilité. Néanmoins, la majorité veut rentrer dans l’Union européenne : le statut de candidat a été accordé par le Conseil européen en décembre. Ce dernier s’est fait prier puisqu’un an auparavant, le statut de candidat avait été accordé sans barguigner à l’Ukraine et à la Moldavie. À l’époque, cela avait fait scandale en Géorgie, y compris dans le parti majoritaire. Le Conseil européen a accepté de reconnaitre le statut de candidat de la Géorgie, mais de manière conditionnelle, contrairement aux candidatures ukrainiennes et moldaves pour lesquelles les négociations ont commencé tout de suite. Dans le cas de la Géorgie, la candidature est conditionnée justement par les performances de la société géorgienne en matière de droits humains et d’État de droit. Chaque fois qu’il y a des difficultés sur les lois touchant aux agents étrangers ou visant à sanctionner la propagande LGBT, cela retarde l’ouverture des négociations avec l’Union européenne, un élément très fortement ressenti par une partie de la population. Il est clair que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait prendre conscience à la Géorgie de sa vulnérabilité, mais son désir de se rapprocher de l’Union européenne est beaucoup plus ancien, plus fort et plus permanent.
Entre ces récentes tensions politiques en Géorgie et l’effacement progressif de Moscou dans le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, quel est l’état des lieux de la politique russe dans le Caucase ?
Il est indéniable que la guerre en Ukraine a affaibli la main de la Russie dans le Caucase. Il y a quelques jours, les Russes ont pris la décision de retirer les 2 000 soldats de maintien de la paix russes et 400 véhicules qui devaient notamment garantir la sécurité des Arméniens du Haut-Karabakh. Moscou a décidé de les retirer, car l’Azerbaïdjan qui a repris la totalité du Haut-Karabakh les estime inutiles, les Arméniens sont quasi tous partis et les Russes ne servent plus à rien. Alors qu’ils auraient pu être utilisés plus longtemps pour sécuriser la frontière. La main de la Russie s’est affaiblie parce que l’Arménie, par son Premier ministre Nikol Pachinian, a jugé que la Russie n’avait pas donné le soutien attendu dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) qui est une organisation de sécurité patronnée par la Russie ou même dans le cadre de l’accord bilatéral de défense et de sécurité que l’Arménie a signé avec la Russie en 1992. Nikol Pachinian a estimé que la Russie avait failli dans son rôle de sécurité et il s’est rapproché de l’Union européenne et des États-Unis. Il y a encore moins d’un mois s’est tenu un sommet en marge d’une réunion à Bruxelles où Nikol Pachinian a rencontré Ursula Von der Leyen, Josep Borrel et Anthony Blinken. Le Premier ministre arménien compte non seulement sur l’Union européenne et les États-Unis pour assurer sa sécurité mais il compte aussi sur sa capacité à négocier un traité de paix avec Bakou. Il est difficile de connaître la portée de ce projet car des bases russes sont encore présentes en Arménie, le traité bilatéral n’a pas été dénoncé et si l’Arménie a suspendu sa participation à l’OTSC, elle en reste membre. Ainsi, la question est de savoir qui est capable de faire pression sur l’Azerbaïdjan pour éviter que celui-ci ne mette à profit sa supériorité militaire pour continuer à grignoter des éléments de frontières et des villages le long de la frontière et surtout pour assurer un corridor reliant le territoire azerbaïdjanais à l’enclave du Nakhitchevan. S’il semble que le Premier ministre arménien veuille se rapprocher de l’Occident, il est risqué pour lui de renoncer à la garantie russe. Les Russes ne sont bien sûr pas très satisfaits et considèrent que le rapprochement de Nikol Pachinian avec l’Occident est excessif. Le rapprochement, sans eux, entre Bakou et Erevan (on parle de progrès dans la négociation d’un traité de paix), ne les enchante guère. Il n’est pas exclu qu’ils décident de ne plus freiner les appétits de Bakou, alors que l’Union européenne est gênée par sa dépendance gazière et pétrolière. La Russie espère encore rester, malgré une position affaiblie, l’arbitre dans cette affaire.
En Géorgie, la partie de l’opinion géorgienne en faveur d’une accélération du rapprochement avec l’Occident va se faire entendre de plus en plus à cause de la poursuite de la guerre en Ukraine. Le gouvernement quant à lui est partagé entre le Premier ministre Irakli Kobakhidze, l’ancien patron du parti Rêve géorgien animé par l’oligarque Bidzina Ivanichvili, et une présidente, Salomé Zourabichvilli, ancienne diplomate française, qui a été élue en 2018 sous une étiquette indépendante, mais qui est activement pro-occidentale. Même si le président n’a pas beaucoup de pouvoir et de prérogatives, le pouvoir lui-même est divisé puisque le gouvernement est plutôt favorable à de bonnes relations avec Moscou. Le gouvernement a par ailleurs mené à plusieurs reprises des procédures d’impeachment contre Salomé Zourabichvilli qui ont échoué. La société est donc divisée et les régions d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, reconnues par la Russie comme des États indépendants, sont de véritables abcès au cœur de la vie politique géorgienne. Elles donnent un levier aux Russes qui ont gardé certaines cartes en main, même si leur jeu s’est affaibli. Pour l’instant, leur meilleur atout est d’avoir gardé de bonnes relations avec le président très autoritaire de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, qui est également le maître du jeu grâce à ses hydrocarbures et à l’appui de la Turquie.