Inondations en Espagne : l’Europe est-elle préparée à l’augmentation des désastres climatiques liés à l’eau ?

8 min. de lecture

Plusieurs centaines de personnes sont décédées à la suite d’inondations massives dans la région de Valence en Espagne. Cette région pouvait-elle s’attendre à un tel désastre ? Comment comprendre l’ampleur de la catastrophe et du drame humain ?

Plusieurs éléments environnementaux, climatiques et politiques sont à prendre en compte pour comprendre l’ampleur de cette catastrophe. D’une part, la côte méditerranéenne espagnole, et notamment la région de Valence, subit régulièrement le phénomène météorologique de la « goutte froide », une dépression isolée en haute altitude qui peut provoquer des pluies soudaines et extrêmement violentes, parfois pendant plusieurs jours. Cette dépression isolée a rencontré des vents très chargés d’humidité provenant de l’est de la côte méditerranéenne, ce qui a entraîné la formation d’orages avec des averses torrentielles en Méditerranée. Ces averses ont été renforcées par un taux d’humidité très élevé dans l’air, qui peut s’expliquer par l’augmentation de la température de l’air en Méditerranée. Ainsi, les changements climatiques ont accentué l’ampleur de cette goutte froide, qui a été d’une rare violence et qui a pris de court les habitants et les autorités.

Il faut également souligner la responsabilité humaine dans cette catastrophe, avec d’une part l’exacerbation des vulnérabilités climatiques par des politiques d’aménagements du territoire et d’autre part un manque de réactivité et de coordination dans les politiques de gestion de crise. Tout d’abord, la concentration des populations et l’urbanisation des littoraux méditerranéens représentent une vulnérabilité supplémentaire pour les habitants face aux évènements météorologiques extrêmes. L’urbanisation massive (près de 40 % du littoral est bâti) aggrave les conséquences des précipitations extrêmes notamment en raison de l’artificialisation des sols, qui freine les capacités d’absorption de l’eau par les sols, et intensifie les phénomènes de ruissellement. Sur la côte espagnole, qui est très urbanisée et donc très artificialisée, les sols ont également été asséchés ces dernières années par les sécheresses, ce qui augmente leur imperméabilité. Enfin, 500 000 personnes vivent en zone inondable dans la région de Valence, illustrant un manque de prise en compte des risques associés aux évènements météorologiques. Il faut donc repenser l’aménagement du territoire afin d’assurer la résilience des sociétés face à ces évènements climatiques croissants.

Pour finir, le bilan dramatique de ces inondations questionne les mécanismes de gestion de crise adoptés par la communauté autonome de Valence et par le gouvernement espagnol. Les alertes diffusées par l’Institut météorologique espagnol n’ont pas été suffisamment prises au sérieux par le gouvernement régional, qui a tardé à donner l’alerte aux habitants et à mobiliser les unités militaires d’urgence (UME). Ainsi, les vies de très nombreuses personnes ont été mises en danger par ces manquements. En outre, les populations ont adopté des comportements risqués comme tenter de sortir sa voiture d’un garage. Les experts soulignent le manque de perception du risque pour les autorités et les habitants. Ainsi, il est crucial de développer une culture du risque chez les populations afin que chacun comprenne les gestes à adopter pour se protéger, et protéger les autres, en cas d’inondations, et plus largement en cas de catastrophes climatiques. Enfin, la catastrophe a pointé du doigt des tensions liées à la répartition des pouvoirs entre les niveaux de gouvernance espagnole : l’État fédéral et les communautés autonomes, et entre les parties au pouvoir à ces niveaux (Parti socialiste ouvrier espagnol au niveau national, et Parti populaire dans la région de Valence). Selon certains observateurs, l’ampleur de cette catastrophe montre que le modèle d’État autonome espagnol n’est pas adapté pour faire face à de telles urgences.

La famille royale espagnole, en visite sur les lieux de la catastrophe, a subi l’invective de la population. Dans quelle mesure les catastrophes hydriques liées aux changements climatiques peuvent-elles être à la source de tensions ou de conflits ?

Le potentiel conflictuel de l’eau est un enjeu croissant au sein des analyses géostratégiques, compte tenu des changements climatiques et de la raréfaction de la ressource. La ressource en eau peut être définie comme prioritaire, et donc le stress hydrique comme un risque sécuritaire majeur. Cependant, et même si les guerres de l’eau semblent particulièrement prédominantes dans l’analyse de l’intersection entre conflits et eau, de nombreux chercheurs et chercheuses nuancent ces acceptions et proposent un narratif moins alarmiste. Ainsi, il est très peu probable que des guerres conventionnelles interétatiques soient déclenchées par le stress hydrique en Europe du Sud notamment grâce au cadre réglementaire et politique européen. Cependant, la ressource est à l’origine de tensions à l’échelle locale, au sujet de son appropriation, sa gestion ou son exploitation.

Les conflits d’usages autour de la ressource hydrique en Europe du Sud ont été référencés entre 2000 et 2024 par l’Observatoire Défense et Climat dans le cadre de la nouvelle note portant sur les enjeux sécuritaires du stress hydrique. Cette collecte de données montre une augmentation de ce type de conflits en fréquence et en intensité en Europe du Sud entre 2000 et 2024, tout particulièrement en France, en lien avec les bassines destinées à l’agriculture. En Espagne, les nombreux barrages et les tentatives de transfert d’eau semblent être au cœur des conflits liés à la ressource en eau. Par exemple, le projet de transfert des eaux du Tage vers le Segura est une source de tension importante. Cet ambitieux projet d’ingénierie datant des années 1980 a été conçu pour transporter l’eau du fleuve Tage dans le centre de l’Espagne vers le fleuve Segura dans le Sud-Est et a conduit à des querelles permanentes entre les régions sur les droits de l’eau, les impacts environnementaux et les conséquences économiques d’un tel transfert. Plus précisément, la région de Murcie exige des quantités d’eau supplémentaires afin de répondre aux besoins du secteur touristique régional, ce qui l’oppose à la région de Castille-la Manche qui souhaiterait éviter le transfert de l’eau pour la consacrer à des usages agricoles. Enfin, les barrages sont souvent dénoncés lors de rassemblements pour leur impact négatif sur l’environnement et les écosystèmes aquatiques. Ces manifestations peuvent susciter une forte répression policière, comme en octobre 2012 en Aragon, lors d’un rassemblement d’écologistes et d’habitants de la ville d’Artieda, qui risquaient l’expropriation de leurs terres à cause de l’augmentation de la taille d’un réservoir d’eau.

L’Observatoire Défense et Climat publie justement un rapport sur le stress hydrique en Europe et comment les armées s’y préparent. Les armées européennes ont-elles d’ores et déjà intégré la question de l’eau à leur doctrine ?

Les forces armées européennes de la rive méditerranéenne prennent progressivement en compte les enjeux liés au stress hydrique. En France, le ministère des Armées s’est par exemple doté d’une stratégie ministérielle de l’eau, qui vise à protéger la ressource en eau et à anticiper les bouleversements du cycle de l’eau pour la santé, les missions, les infrastructures et le matériel des armées. Toutefois, le degré d’intégration par les armées françaises des problématiques liées à la ressource hydrique varie entre les opérations extérieures (OPEX) et les activités ayant lieu sur le territoire national. Dans le premier cas, la gestion de l’eau est déjà avancée, grâce à l’expérience acquise dans les zones de projections militaires françaises soumises à des conditions environnementales et hydriques plus difficiles (Sahel, Afghanistan, Roumanie, Liban, etc.). Sur le territoire national, les armées françaises jouent surtout un rôle clé dans les réponses aux situations de crises hydriques, dans le cadre des sécheresses, des inondations, ou des incendies. Les objectifs définis dans la stratégie eau permettront de mieux comprendre les utilisations de l’eau par les armées, et donc d’étudier les marges de manœuvre pour réduire les prélèvements.

Ainsi, les armées françaises, mais aussi les armées italiennes, espagnoles ou portugaises, ont adopté des stratégies militaires structurelles et holistiques des enjeux hydriques à travers des politiques d’amélioration des infrastructures et de réduction des prélèvements et des consommations d’eau. En Italie par exemple, l’armée a mis en œuvre un système de mesure et de suivi de la consommation d’eau des emprises, et une stratégie d’utilisation rationnelle des ressources en eau disponibles. De même, le ministère a lancé le projet Caserme Verdi en 2019 afin de rénover les infrastructures hydriques et énergétiques de 26 casernes. Le ministère de la Défense espagnole a également élaboré un plan de prévention et d’assainissement des terrains contaminés sur les emprises militaires, qui intègre les enjeux liés aux eaux de surfaces et aux eaux souterraines. Au Portugal, des objectifs attestent d’une volonté de transformation des pratiques au sein du ministère de la Défense, à travers le renforcement des contrôles des polluants, ou la réutilisation des eaux usées traitées, atteignant jusqu’à 50 % pour certaines bases.

Cependant, d’autres pays, comme la Slovénie, adhèrent à une vision moins transformatrice et davantage technocentrée et réactive face à ces enjeux. Enfin, la Grèce fait office de cas particulier, car peu d’informations traitent de la gestion de l’eau au sein de l’armée. Paradoxalement, la Grèce connaît une situation critique concernant la disponibilité de la ressource, mais était à l’initiative en 2016 d’une coopération militaire sur la gestion de l’eau prometteuse et relativement avant-gardiste qui s’intitule Smart Blue Water Camp. Si la coopération est fréquente dans la gouvernance de l’eau, elle est plus rare dans le domaine militaire, en particulier dans le cadre des OPEX où la volonté de conserver l’autonomie logistique prévaut.