Covid et credo. Comment l’infodémie révèle la crise de nos systèmes de croyances

4 min. de lecture

Que toute grande épidémie s’accompagne de rumeurs portant sur ses causes, ses mécanismes, ses responsables, ses remèdes…, nous le savons au moins depuis la grande peste d’Athènes (-430) ; l’histoire sanitaire fut rythmée de théories que nous dirions aujourd’hui complotistes (ainsi, en 1340 à Strasbourg : l’empoisonnement des puits par les juifs). La peste de Camus décrit une ville bruissant de rumeurs et en quête de boucs émissaires.

En période d’angoisse sur l’avenir et de restriction des libertés, il n’y a sans doute rien de surprenant à ce que nous soyons psychologiquement réceptifs à tout ce qui fait miroiter un espoir ou assigne une cause à nos malheurs.

S’ajoute un facteur purement cognitif : nous sommes submergés de chiffres, d’affirmations d’experts qui se contredisent, de corrélations qui ressemblent à des causes, des spéculations et des projections qui sont de véritables pièges à biais cognitifs. Comment un simple citoyen, crut-il comme Orwell que « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre ; lorsque cela est accordé, le reste suit », peut-il rationnellement juger de l’utilité comparée des politiques de confinement ou de la létalité des mutations, sans accorder peu ou prou sa confiance au professeur de la télévision qui parle bien ? Nos heuristiques, nos petits mécanismes pour nous mettre d’accord sur un réel vraisemblable et sur lesquels repose toute démocratie (il faut parler peu ou prou du même monde), sont visiblement débordées.

Mais la psychologie des foules, ou les tensions du discours scientifique n’expliquent pas à eux seuls l’infodémie (mot forgé par l’OMS : l’épidémie d’informations fausses et de théories fumeuses qui accompagne la pandémie). Elle surgit dans une conjoncture technologique et idéologique particulière.

Voir comment le thème de la pandémie semble fédérer ou stimuler toutes les théories de la conspiration sur le marché intellectuel. Certes, les partisans de QAnon ou les trumpistes convaincus que l’élection leur a été volée tendent à se retrouver dans la défiance envers les vaccins, voilà qui paraît sociologiquement explicable : ce serait le bloc populaire ou populiste, ceux qui acceptent n’importe quelle explication opposée à celles que partagent les élites parlant au nom des contraintes du réel. Mais la pandémie stimule aussi l’imagination d’anti-masques ou anti-vaccins qui dénonçaient le Big Pharma depuis longtemps, d’antisciences qui se méfiaient déjà des vaccins et de la génétique, d’anticapitalistes persuadés que les libéraux planifient un « big reset » de l’économie, d’ennemis libertaires de Big Brother qui savent bien que tout cela est destiné à nous fliquer, d’écologistes anti-technologie, 5G en tête, etc. Tous les refus de droite et de gauche semblent trouver à se développer avec la peur sanitaire. Qu’est-ce qui les conforte ?

Il y a certes l’inévitable question des réseaux sociaux. Exaltés au moment des printemps arabes (démocratie numérique et révoltes sans frontières…), les médias sociaux sont désormais accusés – notamment par les politiques – d’être la source de tous nos maux, au moins spirituels : populisme, complotisme, discours de haine, votes irrationnels, séparatisme… Sans parler des soupçons de manipulation  que suscitent leurs contenus : stratégie de désinformation montée par la Chine ou la Russie, opérations de hackers, amplification de leur impact par des réseaux de trolls, manœuvre souterraine de quelque fachosphère, action concertée de professionnels du piège à clic de l’exploitation de l’attention ou de la contagion en ligne… ou simple remontée des pires instincts ou des pires délires stimulés par la facilité de diffusion en ligne…

Le résultat est d’ailleurs une mobilisation des États qui légifèrent, des organisations (OMS en tête) qui multiplient conseils et appels à lutter contre la falsification, des médias classiques factchekers qui se dotent de service de vérification, des millions d’internautes qui cherchent à « débunker », repérer les falsifications, sans parler des GAFAM, de leurs algorithmes surpuissants et de leurs modérateurs. La suppression des comptes de Donald Trump parachevant celle de milliers d’autres montre comment le thème de lutte contre les fakes news et les appels à la haine est fédérateur. Dans son discours d’intronisation, Biden promettait, une fois le méchant parti, de débarrasser le monde des quatre virus que sont le Covid-19, la post vérité, la haine et l’extrémisme…, c’est à peu près le discours que se tiennent les dirigeants : une parenthèse à fermer, un dysfonctionnement de l’opinion à guérir par plus de contrôle et de pédagogie. Difficile de croire que ce soit si simple.

Quelle que soit la part de responsabilité imputable à la faiblesse de notre cerveau, à la propension des écrans à lui offrir le pire, aux mauvaises intentions des manipulateurs de toutes sortes – et chacun de ces éléments joue un rôle même surestimé – l’affaire du coronavirus reste un révélateur d’une crise de l’autorité. Le « croire que » – croire en une thèse complotiste, en un remède miracle, en une révélation sensationnelle – est d’abord un « croire contre » – contre les dirigeants, contre les médias, contre l’expert -. Peut-être est-ce aussi un croire ensemble : les convictions de substitution forment une nouvelle solidarité entre ceux qui désespèrent de trouver un sens à la cruauté du réel.