Chute de Bachar Al-Assad en Syrie : quelles conséquences pour l’Iran ?

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Le régime de Bachar Al-Assad vient de chuter après un règne de 24 ans sur la Syrie. Comment expliquer le fait que l’Iran, son allié, ne soit pas intervenu ? Le pays a-t-il encore les moyens de peser sur la nouvelle donne en Syrie ?

L’attentisme initial de l’Iran face à la situation en Syrie s’explique par plusieurs facteurs. Dans un premier temps, de nombreux combattants du Hezbollah, traditionnellement alliés de l’Iran, avaient quitté la Syrie pour se concentrer sur les affrontements avec l’armée israélienne au Liban. Lorsque les rebelles syriens ont lancé une offensive majeure, le gouvernement iranien semble avoir conclu que toute intervention serait inutile, le combat étant considéré comme perdu d’avance. Malgré des annonces concernant l’arrivée imminente de miliciens chiites irakiens en renfort, ces derniers ne sont finalement pas entrés en Syrie. Ce positionnement reflète une stratégie de prudence. L’Iran semblait avoir jugé que son intervention directe ne changerait rien à l’issue du conflit.

Par ailleurs, la victoire des rebelles syriens a donné lieu à l’expression d’une profonde hostilité contre l’Iran. Peu après la chute de Damas, Abou Mohammed Al-Joulani, dirigeant la principale force armée rebelle HTS (Hayat Tahrir al-Sham), a violemment critiqué l’Iran dans son discours inaugural, dénonçant son soutien à Bachar Al-Assad. Cette colère envers Téhéran s’est également manifestée par l’attaque de l’ambassade iranienne à Damas.

Du point de vue iranien, HTS (anciennement Jabhat Al-Nosra) était jusqu’alors perçu de la même manière que l’État islamique : comme un groupe terroriste qualifié de takfiri, c’est-à-dire des musulmans excommuniant leurs coreligionnaires pour divergence idéologique. L’Iran avait avancé sa crainte d’une prise de contrôle de la Syrie par de tels groupes pour justifier son intervention dans le conflit dès 2011.

Cependant, la position iranienne à l’égard de HTS a récemment évolué. Depuis le début de l’attaque des rebelles syriens, la télévision publique iranienne a progressivement abandonné le terme « terroriste » pour parler plutôt de « groupes armés », témoignant d’un changement de ton. Par ailleurs, des contacts ont été établis entre les autorités iraniennes et HTS, notamment pour protéger des sites religieux chiites en Syrie et tenter d’éviter une attaque contre l’ambassade iranienne, bien que celle-ci ait été ciblée malgré tout, probablement par d’autres factions.

Ces évolutions traduisent une stratégie plus nuancée de la part de l’Iran, dont le ministre des Affaires étrangères appelle désormais à un dialogue national en Syrie entre toutes les parties impliquées pour former un gouvernement inclusif. Cette approche marque un virage stratégique par rapport aux années précédentes.

L’Iran continue par ailleurs de suivre de près la situation syrienne à travers le processus d’Astana, en collaboration avec la Russie et la Turquie. Un des objectifs de Téhéran est de contenir l’influence croissante d’acteurs régionaux comme l’Arabie saoudite et surtout la Turquie, qui a depuis longtemps pour objectif de neutraliser les forces kurdes du nord de la Syrie. Dans le passé, les attaques des positions kurdes au nord de la Syrie par l’ANS (Armée nationale syrienne), ensemble de milices pro-turques, avaient été considérées par l’Iran comme une atteinte inacceptable à l’intégrité territoriale de la Syrie.

Quelles conséquences pourrait avoir la rupture de Damas avec « l’axe de la résistance » pour la politique régionale de l’Iran, notamment dans le cadre de son conflit avec Israël ?

La conclusion directe de la situation actuelle est l’affaiblissement marqué de ce que les Iraniens appellent « l’axe de résistance ». Cet axe poursuit deux objectifs principaux pour l’Iran. D’une part, il s’agit d’une lutte armée visant à affaiblir Israël. D’autre part, il offrait à l’Iran une « profondeur stratégique », ce qui pouvait permettre une stratégie de dissuasion en menaçant de riposter dans toute la région en cas d’attaque sur le sol iranien tout en intervenant en dehors du territoire national contre des menaces directes. Le guide suprême Ali Khamenei l’exprimait ainsi quand il a justifié l’aide à Bachar Al-Assad au début de la guerre civile syrienne : « Nous combattons l’État islamique en Syrie pour éviter de le combattre à l’intérieur de l’Iran. »

La Syrie était un élément clé de cet « axe de résistance », avec une alliance remontant au soutien de Hafez Al-Assad, père de Bachar, à l’Iran pendant la guerre contre l’Irak. Elle permettait notamment de constituer un corridor permettant le transfert d’armes vers le Hezbollah libanais, qui est l’arme maîtresse de cet axe. Khamenei, ayant reçu Bachar Al-Assad à plusieurs reprises, a toujours affirmé que la Syrie était un pays pivot, indispensable à cette stratégie. En outre, la Syrie était le seul gouvernement arabe membre de cet axe.

La chute de la Syrie en tant que pilier de cet axe constitue donc une défaite grave, tant sur le plan stratégique qu’idéologique, en particulier pour le guide suprême et les partisans de l’interventionnisme iranien. Cependant, il convient de nuancer. L’Iran conserve d’autres alliés influents dans la région : les Houthis au Yémen, les milices chiites en Irak, ainsi qu’un Hezbollah qui, malgré son affaiblissement, a prouvé sa capacité à combattre efficacement l’armée israélienne. Par conséquent, l’axe de résistance ne disparaît pas totalement, mais il perd un élément clé avec la chute de Bachar Al-Assad.

Dans quelle mesure les déconvenues de Téhéran et de ses alliés sur la scène régionale impactent-elles le régime iranien ?

Officiellement, le Guide a, depuis la chute de Bachar Al-Assad, de nouveau justifié la présence de « conseillers » iraniens en Syrie comme permettant de protéger l’Iran de la menace de groupes comme l’État islamique. Par ailleurs, il a déclaré de manière assez classique que la chute de Bachar Al-Assad avait été « orchestrée » par les États-Unis et Israël. Cependant, au-delà du discours officiel, il est probable qu’il y ait une réflexion en interne sur le coût du soutien iranien à son régime. Il faut rappeler à ce sujet qu’il y a un mécontentement populaire en Iran au sujet des dépenses liées à ces interventions régionales en Iran alors que le pays connait d’importantes difficultés économiques. On peut donc penser que le coût humain et financier de la politique syrienne de l’Iran va faire débat. Dès le début de la guerre civile en 2011, l’Iran avait en effet soutenu militairement Bachar Al-Assad en envoyant des conseillers, des Pasdarans et des milices chiites composées d’Irakiens ou d’Afghans. On estime les pertes de l’Iran du fait de ce soutien à environ 5 000 hommes.

Sur le plan financier, le coût est également énorme. Bien que les chiffres exacts soient inconnus, les estimations situent l’aide iranienne entre 50 et 60 milliards de dollars, un montant considérable pour un pays en crise économique. Cette aide comprend les livraisons d’armes, les subventions sur le pétrole livré à la Syrie et le paiement des milices présentes en Syrie. Un ancien député iranien affirme que Damas doit encore 30 milliards de dollars à Téhéran, une somme difficilement récupérable auprès du nouveau gouvernement syrien.

Au-delà des coûts humains et financiers, il y a eu un coût diplomatique. Le soutien de l’Iran à Bachar Al-Assad a provoqué des tensions avec le Hamas palestinien et avec les pays sunnites du Golfe comme l’Arabie saoudite.

D’autre part, bien que les conséquences ne soient pas encore pleinement visibles, il est probable que cet échec ravive les tensions internes en Iran entre les deux camps. D’un côté, ceux qui privilégient une approche militariste et le rapport de force sur le terrain ; de l’autre, ceux qui prônent la diplomatie et le respect du droit international, tels que les artisans de l’accord sur le nucléaire de 2015.

Un évènement marquant illustre cette division. En 2018, le ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif avait démissionné après avoir appris que Bachar Al-Assad avait été invité en Iran par Qassem Soleimani, chef de la force Al-Qods, sans qu’il en ait été informé.

Bien que les mouvances radicales restent influentes en Iran, et sont notamment majoritaires au parlement, les modérés gagnent du terrain. Le président élu en juillet 2024, Massoud Pezechkian, incarne cette mouvance plus diplomatique. Le mois dernier, alors qu’une résolution proposée par le Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne, et condamnant les activités nucléaires de l’Iran venait d’être approuvée par le conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’Énergie atomique, l’Iran et ces trois pays européens ont tenu une réunion à Genève pour discuter du programme nucléaire iranien, mais aussi du soutien iranien à la Russie et de la situation au Proche-Orient. Il semble d’ailleurs que cette nécessité de recourir à une approche diplomatique est également envisagée par des proches du Guide. Ali Larijani, conseiller spécial auprès de ce dernier, a déclaré récemment que l’Iran était prêt à négocier avec Donald Trump.

Enfin, en Iran, les questions de politique étrangère et intérieure sont étroitement liées. Les défenseurs de la stratégie de « l’axe de résistance » sont aussi ceux qui soutiennent les positions les plus conservatrices, comme le principe du Velayat-e faqih (supériorité du religieux sur le politique) et l’obligation du voile pour les femmes (le parlement iranien vient d’ailleurs d’adopter une loi très controversée qui renforce cette obligation). Cette mouvance, représentée par Saïd Jalili lors de la dernière présidentielle, est en perte de vitesse et pourrait vraisemblablement être affaiblie par la chute de Bachar Al-Assad. Bien que le système reste dominé par les radicaux, l’effondrement du régime syrien pourrait ainsi modifier les rapports de force internes.