Afghanistan, l’échec cuisant des États-Unis et de la Coalition internationale

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Le 14 avril 2021, le président Biden a annoncé le retrait des troupes américaines d’Afghanistan. Après 20 ans de guerre, les États-Unis laissent derrière eux un État instable, privé des moyens importants d’assurer efficacement sa sécurité et confronté à la réalité du retour des talibans sur le devant de la scène. Le point avec Georges Lefeuvre, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de l’arc de crise Afghanistan-Pakistan-Inde.

Le 14 avril 2021, Joe Biden a annoncé le retrait définitif des troupes américaines d’Afghanistan pour le 11 septembre 2021, date symbolique. Peut-on parler de « défaite stratégique » pour les États-Unis ? Voire pour la communauté internationale ?

Le terme de « défaite stratégique » est assez faible. Après 20 ans de guerre, on parlerait plutôt d’échec cuisant. La dernière phrase d’une analyse que j’avais publiée dans Le monde diplomatique dès 2010, lorsque l’engagement militaire international était à son pic – 150 000 soldats -, disait pourquoi : « Les armées les plus puissantes du monde [risquaient] de subir le désagrément, non d’une défaite cinglante, mais d’un retrait sans gloire »[1]. Eh bien, nous avons les deux ! Évidemment, Joe Biden a habilement calibré son discours du 14 avril pour dire qu’après tout « le job avait été fait, ben Laden éliminé en 2011 et Al-Qaïda aujourd’hui très affaibli », ce qui est d’ailleurs faux. Les dépenses militaires directes dépassent désormais les 1 500 milliards de dollars, plus que le plan Marshall, et les troupes américaines seront donc restées 20 ans en Afghanistan, 7 300 jours, soit un engagement plus long que ceux additionnés de la Première Guerre mondiale, plus la Seconde, plus la guerre de Corée ! Une telle guerre dont les prolongements après 2001 avaient bien pour objectif, quoi qu’en dise aujourd’hui Joe Biden, de défaire définitivement les talibans, pour être finalement mis à genoux par ces derniers.

Alors, pourquoi à genoux ? Disons d’abord que l’échec est collectif : même si Donald Trump a précipité les choses par ses foucades et déclarations intempestives, les Américains n’étaient pas seuls pendant ces vingt années. La communauté internationale tout entière est responsable. Comment a-t-on pu à ce point laisser les talibans revenir en force sur le devant de la scène ? En 2001, les talibans étaient tous des Pachtounes, ce qui ne veut pas dire que tous les Pachtounes étaient talibans, mais, confondant la partie et le tout, la communauté internationale a développé une méfiance anti pachtoune voire une politique d’ostracisme. Désolé de me citer encore, j’ai maintes fois répété cette formule en 2002 : « Invitez les chefs de tribus pachtounes dans la boucle d’une réconciliation nationale, et le talibanisme (alors défait) se dissoudra comme sucre dans une tasse de thé ; faites le contraire et les talibans redeviendront le fer de lance d’une reconquête pachtoune du pays, derrière l’étendard de la sharia ». Et c’est bien ce « contraire » qui a prévalu, doublé d’énormes bavures dès le début de l’engagement militaire. Vingt ans plus tard, on se retrouve avec les talibans comme seuls interlocuteurs, ne représentant qu’un pourcentage donné d’une population pachtoune qui elle-même n’est pas représentative de l’ensemble du pays. Les autres ethnies, Tadjiks, Ouzbeks, Hazaras et d’autres encore sont bien entendu lassés de cette ethnicisation.

Mais le comble de la situation d’aujourd’hui, que les médias passent curieusement sous silence, est inscrit à l’alinéa 1 de la 3e partie de l’accord de Doha du 29 février 2020, où les États-Unis s’engagent à demander la validation de l’accord par le Conseil de sécurité des Nations unies[2]. Ce qui fut fait presque aussitôt, dès le 10 mars 2020, par la résolution n°2513, votée à l’unanimité du Conseil[3]. Or, les États-Unis ne peuvent se déjuger deux fois ! Joe Biden a bien tenté de revoir les termes de l’accord pour conditionner le retrait de ses troupes à une nouvelle lecture du texte. Mais les talibans n’ont pas manqué de rétorquer que les États-Unis ont apposé une double signature au dit accord de Doha puisqu’ils sont membres permanents du Conseil de sécurité qui s’est déterminé à l’unanimité ! Or, le texte de l’accord fixe au 1er mai 2021 la fin du retrait total de toutes les troupes étrangères. Les Américains sont piégés, mais aussi l’OTAN, incapable dans ces conditions de prendre des décisions lors des réunions des 17 et 18 février à Bruxelles. Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, ne cachait alors pas sa perplexité : « Si nous restons après le 1er mai, nous courrons le risque d’attaques contre nos troupes et celui de nous engager dans une présence continue, mais si nous partons, nous prenons le risque de perdre toutes les avancées et de voir l’Afghanistan devenir un refuge pour les groupes terroristes internationaux ». Tout le monde est impotent : ni les États-Unis ni l’OTAN ne peuvent revoir le texte. Joe Biden n’a alors plus d’autre choix que d’annoncer le retrait des troupes. Ce n’est pas une défaite stratégique, c’est un échec sans précédent sous onction des Nations Unies ! Les talibans défaits en 2001 dictent désormais leurs exigences à une coalition militaire de 39 pays qui regroupe les armées les plus puissantes du monde !

Dans quel état les Américains laissent-ils le pays, tant d’un point de vue sécuritaire que politique ?

Les Américains ont signé un accord bilatéral de sécurité (BSA) avec le président afghan Ashraf Ghani, au tout début de son premier mandat en 2014, et à ce jour, il n’est pas caduc. Mais comment faire quand le dernier soldat US aura quitté le sol afghan ? Actuellement, le « Central Command » du Pentagone (CENTCOM), déploie des porte-avions en mer d’Arabie et cherche des bases aériennes dans les pays voisins, Ouzbékistan (Karshi), Kirghizistan (Manas), Pakistan, comme l’avait fait G.W. Bush en 2001, mais ce sera un peu plus compliqué qu’en 2001, car les républiques d’Asie centrale restent dans le pré carré de la Russie avec qui les relations ne sont pas excellentes aujourd’hui. De toute façon, le général McKenzie, chef du CENTCOM, se demande bien comment des logistiques lourdes et à distance pourraient assurer les réactions rapides qu’exigent des opérations antiterroristes.

Un autre point important concerne l’armée afghane : peut-elle assurer la sécurité de son territoire ? On peut en douter : forte de 300 000 hommes, armée et police additionnées, elle souffre d’énormes carences, de désertions fréquentes et d’incertitudes budgétaires. Joe Biden a cependant assuré qu’il maintiendrait son aide, sans en préciser davantage les contours. Actuellement, l’aide américaine à l’armée afghane se chiffre à 4,5 milliards de dollars par an.

Quant à la question politique, malheureusement, le régime afghan actuel n’a pas réussi à résorber ses propres fractures. Entre un ex-Premier ministre (ou officiellement « Chef de l’Exécutif » puisque le poste de Premier ministre n’existe pas dans la constitution), Dr Abdullah Abdullah, un Tadjik du nord, aujourd’hui chef du Haut conseil pour la réconciliation nationale, et le président Ashraf Ghani, un Pachtoune AhmadzaI du Sud-est, la relation est toujours tendue. Mais cette tension entre les deux est tout à fait emblématique de la fracture de ce pays sur laquelle personne ne s’est jamais vraiment penché puisque la grille de lecture des experts en gestion des crises est presque toujours technique et rarement anthropologique. Le séquençage habituel ne fonctionne nulle part : 1/ débarrasser le pays de son dictateur ou d’un régime honni, 2/ rétablir les droits humains, 3/ mettre en place une démocratie représentative et développer une culture de la bonne gouvernance et 4/ dégager d’importants budgets de reconstruction du pays 5/ assurer la sécurité pendant tout le processus et repartir avec la satisfaction d’avoir vaincu le mal, disait G. W. Bush, et d’avoir fait triompher la démocratie… Dans toutes les expériences de la fin du XXe siècle et début du XXIe, Afghanistan, Irak, Libye, Mali, on a rarement dépassé le point 1 du séquençage. Pourquoi ? Ces guerres sans fin sont généralement basées sur des fractures des peuples non soignées depuis des siècles. Le sujet est donc vaste et ne peut contenir ici. L’ethnologue Germaine Tillion l’expliquait déjà lorsqu’elle parlait de l’Algérie : « Lutter contre le terrorisme, ce n’est pas seulement faire des opérations de police, c’est lutter contre ce qui l’engendre ». Et Edgar Morin n’a cessé de nous enseigner qu’on ne pouvait pas faire l’économie de la complexité pour comprendre les entrelacs des situations réelles. Très loin d’Edgar Morin, le général McChystal, commandant des forces de l’OTAN en Afghanistan en 2009 et 2010, déclarait en octobre 2011, devant le Council on Foreign Relations : « Nous ne connaissions pas l’Afghanistan (…) La plupart d’entre nous, moi y compris (…) avions à un degré effrayant une vision simpliste de ce pays et de son histoire. » Tout est dit, c’est la cause de l’échec.

La conférence internationale pour l’Afghanistan qui devait se tenir à Istanbul en avril a été une nouvelle fois reportée à la mi-mai avec pour objectif de relancer les négociations de paix. Que peut-on en attendre ?

Il n’y a jamais eu de négociations de paix. L’accord de Doha était un accord pour le retrait des troupes dans la région, et aujourd’hui, c’est la bérézina. Les négociations ont commencé au mois de septembre 2020 à Doha, et ont complètement échoué au mois de janvier. Pour le moment, on ne peut rien dire de plus. Les talibans, en position de force, s’en tiennent au texte du traité puisqu’il a été validé par le Conseil de sécurité des Nations unies. On peut toujours tourner autour de la question, mais jusqu’à preuve du contraire, les talibans engageront des négociations lorsque le dernier soldat aura quitté le pays. Je ne dis pas qu’on ne pourra pas obtenir des talibans qu’ils les engagent plus tôt, mais je n’y crois pas vraiment. Pendant l’été, l’armée américaine n’étant plus là, les talibans vont gagner énormément de terrain. Ils ont déjà reconquis quasiment la moitié du pays, et les « offensives de printemps » vont leur permettre de récupérer du pouvoir en septembre. Je ne suis pas optimiste sur cette question.

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[1] Georges Lefeuvre, Le Monde diplomatique, octobre 2010

[2] Accord du 29 février 2020, 3e partie, alinéa 1.

[3] Résolution 2513 adoptée par le Conseil de Sécurité le 10 mars 2020.

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Pour aller sur loin sur le sujet, nous vous recommandons l’audition de Georges Lefeuvre sur l’Afghanistan, par la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, du 17 février 2021, ainsi que la lecture de son article « Les trois jours qui ont ébranlé le destin de l’Afghanistan » (avril 2019, Le Monde diplomatique)

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