Entretiens
30 octobre 2024
Élections législatives en Géorgie : entre aspirations européennes et pressions russes ?
Les électeurs et électrices géorgiens se sont rendus aux urnes ce 26 octobre 2024 afin de renouveler leur Parlement. Après une campagne tendue, c’est finalement le parti au pouvoir, le « Rêve géorgien » qui l’a emporté. L’opposition, pro-occidentale, estime que ce parti plus proche de Moscou s’est rendu coupable de fraudes massives, et ne reconnaît pas sa victoire. Après les manifestations massives contre une loi qualifiée de prorusse sur les « agents de l’étranger », cet épisode est un nouveau soubresaut dans la crise qui touche le pays depuis plus de quarante ans et remet en question les perspectives d’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne. Que traduit le résultat des élections ? Comment expliquer l’ambiguïté de Tbilissi à l’égard de la Russie et de l’Union européenne ? L’éclairage de Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, ancien ambassadeur de France en Russie et spécialiste de la Russie et son environnement régional.
L’annonce des résultats des élections législatives en Géorgie a été marquée par des accusations de fraude massive de la part de l’opposition pro-occidentale, à l’encontre du parti arrivé en tête, qualifié de prorusse. Sur quoi sont basées ces accusations ? Comment sont-elles étayées par les observateurs internationaux ?
La population géorgienne est divisée et les accusations de fraudes sont récurrentes lors des élections. Cette fois, elles ont été documentées par les quelques 500 observateurs mandatés par l’Organisation de sécurité et de coopération en Europe (OSCE) qui a incriminé notamment l’usage de la « ressource administrative » par le parti au pouvoir, le « Rêve géorgien » vainqueur des élections avec 54 % des voix. D’autres organismes internationaux (Transparency International, etc.) ou locaux (Ma Voix) ont documenté des fraudes (bourrage d’urnes, préremplissage de bulletins, « emprunts » de carte d’identité, violences…). Le recomptage des voix s’est imposé dans certains bureaux de vote. Cependant, l’usage très répandu des machines à voter avec décompte automatique des bulletins a limité les fraudes comme le remarque la mission de l’OSCE. Au total, celle-ci déclare que les irrégularités constatées ne remettent pas en cause le résultat de l’élection. Il est à noter que ceux-ci ne sont pas bien différents de ceux de la précédente élection législative d’octobre 2020 où le « Rêve géorgien » avait obtenu, comme en 2024, près de la moitié des voix et une majorité de 90 sièges sur 150 face à une opposition éclatée. En réalité, le pays, uni dans la volonté de se rapprocher de l’Union européenne, est partagé en deux sur la question des relations avec la Russie, le parti Rêve géorgien étant pour le maintien de relations apaisées avec Moscou et l’opposition souhaitant une rupture marquée et un tournant radical vers l’Occident.
La Géorgie apparaît à travers cette élection comme étant au cœur de la lutte d’influence entre l’UE et la Russie. Comment expliquer la position ambigüe de la Géorgie vis-à-vis de ces deux puissances, notamment depuis l’indépendance ?
Une partie des Géorgiens, qui a gardé un souvenir traumatisant de la guerre de 2008 avec la Russie et de la sécession de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, cherche à ménager le puissant voisin. Les Géorgiens savent que ni l’OTAN ni l’Union européenne n’enverront de soldats pour les défendre en cas de reprise des hostilités. Ils constatent que les liens économiques avec la Russie restent étroits, ne serait-ce qu’avec les migrants russes qui fuient le risque de mobilisation pour la guerre en Ukraine et que les taux de croissance de l’économie géorgienne en 2022 et 2023, supérieurs à 10 %, s’expliquent en grande partie par cette situation. Bidzina Ivanishvili, le chef du « Rêve géorgien », riche oligarque, possède une partie de ses intérêts en Russie et emploie de nombreux Géorgiens. Il a fait campagne sur le thème du rapprochement avec l’Union européenne sans rupture avec la Russie, et a qualifié l’opposition de « parti de la guerre » en agitant le spectre d’un scénario ukrainien. De plus, il prétend défendre les valeurs « traditionnelles » qui correspondent au sentiment d’une partie importante de l’électorat. Du côté des quatre partis de l’opposition, qui se sont présentés comme les seuls capables de poursuivre le rapprochement avec l’Europe, aucune figure ne s’est détachée, l’ancien président Mikheil Saakashvili étant en prison sous divers chefs d’inculpation et son parti le Mouvement national unifié, représenté par Tina Bokouchava qui prend la parole aux côtés des drapeaux de la Géorgie, de l’UE, de l’OTAN et des États-Unis, pour lever toute ambigüité, n’est arrivé qu’en troisième position. La principale figure nationale de l’opposition pro-européenne est en réalité Salomé Zourabishvili, l’actuelle présidente en rupture avec le Rêve géorgien, qui a condamné les fraudes (« falsification totale ») et a harangué les manifestants protestants devant le Parlement. Mais son poste lui interdisait de prendre une part trop active dans la campagne et de tenter d’unifier l’opposition au Rêve géorgien. Elle va sans doute s’y employer après avoir quitté son poste, avant la fin de l’année. Elle ne pourra en effet pas candidater à sa reconduction à la présidence, les règles d’élection ayant changé, et le président étant désormais élu par le Parlement. L’Union européenne a suspendu la procédure d’adhésion de la Géorgie décidée en décembre 2023. Le vote de la loi sur les « agents de l’étranger », sur le modèle russe et de celle sur la « propagande LGBT » violait certaines des 12 conditions posées pour entamer la procédure d’adhésion. Celle-ci est donc gelée et il est à craindre qu’elle le soit pour longtemps. Le Rêve géorgien s’exonère ainsi de la responsabilité d’une rupture. En somme, avec cette élection, c’est la Russie qui marque des points.
Comment expliquer la réticence de la Géorgie, mais aussi d’autres pays de l’espace post-soviétique comme la Moldavie, à traduire dans les urnes leur volonté d’intégrer l’Union européenne ?
Le modèle européen reste très attractif pour une grande partie de la jeunesse et de la société dans son ensemble, mais paradoxalement l’invasion de l’Ukraine fait réfléchir. Elle a conduit dans un premier temps les gouvernements des ex-républiques soviétiques (Moldavie, Géorgie, Arménie, Asie centrale) à profiter de la priorité accordée par la Russie à la guerre en Ukraine, pour s’émanciper et acquérir une marge de manœuvre qui leur permettait notamment de se rapprocher de l’Union européenne. Néanmoins, la poursuite de la guerre, le renforcement des positions russes ainsi que le sentiment que la Russie ne perdrait pas et qu’il faudrait ensuite vivre avec elle, font réfléchir, d’autant plus que l’armée russe reste présente en Moldavie (Transnistrie) et en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud). Si l’on ajoute à cela les liens hérités de la période soviétique, les relations économiques, la langue russe encore largement pratiquée et la guerre d’influence pratiquée par Moscou, on peut considérer que ces sociétés sont assez divisées. Après un temps d’euphorie, la guerre en Ukraine incite surtout les Moldaves comme les Géorgiens à une certaine prudence.