Entretiens / Europe, Stratégie, Sécurité
6 juillet 2023
Dernier lancement d’Ariane 5 : quel avenir pour l’Europe spatiale ?
Le 5 juillet dernier, après deux reports de lancement, Ariane 5 a effectué avec succès son 117e et dernier décollage depuis la base de Kourou, en Guyane. Réputé pour sa fiabilité durant ses 27 années en service, le lanceur a placé en orbite deux satellites français et allemand. Ariane 6 devrait prendre le relai à partir de la fin de l’année, avec pour mission de faire face à la concurrence accrue des acteurs du secteur. Alors, l’Europe spatiale est-elle encore à la hauteur ? Comment évolue-t-elle dans l’environnement de plus en plus compétitif de l’aérospatial ? Le point avec Philippe Steininger, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des politiques de défense et des questions aérospatiales.
En décembre 2022, le lancement réussi du télescope James Webb par Ariane 5 avait été largement célébré. Mais alors qu’Ariane 6 accuse un important retard et que les fusées Soyouz sont rendues inutilisables par la guerre en Ukraine, le report de l’ultime lancement d’Ariane 5 le 15 juin dernier soulève des doutes. L’Europe spatiale doit-elle craindre un décrochage technologique ? S’agit-il d’un simple défaut conjoncturel, ou d’un problème structurel ?
Évoquons tout d’abord Ariane 5, qui tire sa révérence après plus d’un quart de siècle de service et 117 lancements, dont 80 consécutivement réussis, ce qui lui a permis de s’imposer comme l’un des lanceurs les plus fiables du monde. Sur le plan technique, Ariane 5, qui a été conçue par le CNES, a aussi démontré son excellence, notamment lors du lancement du télescope James Webb de la NASA en décembre 2021. Ce dernier a en effet été installé sur sa trajectoire de transfert très loin de sa position finale et avec une extrême précision grâce à la performance du lanceur, ce qui participe à l’optimisation de sa durée de vie.
S’agissant de la question posée d’un éventuel décrochage technologique de l’Europe spatiale, il convient tout d’abord de relever le caractère contrasté de la situation actuelle. En matière de satellites, l’Europe demeure très bien placée, à la fois sur le plan technique et en termes de parts de marché grâce, notamment, à ses grands maitres d’œuvre industriels. Beaucoup d’équipementiers occupent par ailleurs des positions fortes face à la concurrence, et des start-up très prometteuses proposant des services ou des systèmes spatiaux se multiplient en Europe.
Pour autant, il est incontestable que l’Europe des lanceurs traverse actuellement une crise qui résulte à la fois du conflit en Ukraine, qui a entrainé le retrait du Soyouz russe de l’offre européenne de lancement, et des retards pris dans le développement du lanceur Ariane 6. Plusieurs éléments permettent néanmoins d’envisager un avenir plus serein. Dans les prochains mois, Ariane 6 entrera en service en offrant des performances et une compétitivité accrues par rapport à son prédécesseur, ce qui n’a pas échappé aux acteurs du marché, puisque près d’une trentaine de lancements sont d’ores et déjà dans le carnet de commandes d’Arianespace. En parallèle, l’Europe prépare activement l’avenir en développant le démonstrateur d’étage réutilisable Themis équipé du moteur à bas coût Prometheus, qui vient de parfaitement réussir un test important. Ces avancées annoncent la sortie de crise.
On observe depuis quelques années les progrès du new space, incarné par SpaceX, et l’émergence de nouveaux pays désireux de développer une stratégie aérospatiale propre (Inde, Chine, Arabie saoudite, EAU…). Faut-il craindre cette course à l’espace ? Quelle lecture faites-vous de l’émergence de ces nouveaux acteurs ?
Il y a aujourd’hui un peu moins d’une centaine d’agences spatiales dans le monde et leur nombre a été décuplé dans les dix dernières années. Cette simple donnée démontre l’intérêt grandissant que portent toujours plus de pays aux affaires spatiales. En parallèle des États, des acteurs privés investissent aussi l’écosystème spatial en se multipliant rapidement, comme le souligne le fait qu’en France seulement, une start-up du secteur se crée chaque semaine. Sur le plan économique, l’activité spatiale mondiale représentait 350 Md$ en 2017 ; cinq années plus tard, elle représentait 464 Md$ (+ 32 %) et cette évolution ne semble pas devoir s’arrêter.
Alors, faut-il craindre ces évolutions en y voyant une « course à l’espace » porteuse de dangers pour nos intérêts ? Je ne le crois pas. En premier lieu, l’espace est un bien commun de l’humanité et l’on ne saurait en réserver l’usage à quelques privilégiés par principe. Ensuite, il apporte des réponses aux grands enjeux de notre siècle, qu’il s’agisse d’offrir aux hommes des services de connectivité, d’assurer leur sécurité, ou de surveiller l’évolution du climat. Que toujours plus de talents et de moyens soient mobilisés dans cette voie me semble en réalité très vertueux. Ce faisant, il s’agit pour notre pays de s’associer en bonne place à cette dynamique et sans doute, pour les Européens, de se garder des effets délétères que pourrait créer une inutile concurrence entre eux. Bien sûr, comme le souligne à juste titre la stratégie spatiale de défense française, il s’agit aussi d’être en mesure de défendre ses intérêts dans l’espace.
Quels sont les risques de cette concurrence dans le domaine de l’aérospatial pour la souveraineté européenne ? L’Europe dispose-t-elle d’une volonté politique et de moyens (notamment financiers) suffisants et pour la conserver ?
Le marché spatial a vu apparaître ces dernières années de nouveaux acteurs très compétitifs opérants de nouveaux systèmes spatiaux sur des bases industrielles et technologiques entièrement inédites. Parmi ceux-ci, la société américaine Space X, qui a établi un nouveau standard redoutablement efficace dans le secteur des lanceurs en maitrisant la technique du « réutilisable ». Space X place en outre en orbite à un rythme impressionnant les satellites de sa méga-constellation de télécommunications Starlink. Cette société a l’ambition de se positionner sur le marché en maitrisant toute la chaine de la valeur, produisant le lanceur, les satellites, les segments sol, tout en assurant et distribuant un service.
Dans le domaine des satellites commerciaux de télécommunication, par exemple, le changement d’échelle induit par l’évolution du marché est particulièrement impressionnant. Il y a dix ans encore, la production mondiale annuelle était de quelques dizaines de gros satellites, alors que des milliers de petits satellites doivent aujourd’hui être produits rapidement pour constituer les méga-constellations qui se constituent.
Les conséquences d’une telle évolution sont multiples sur le plan industriel et commercial. Ce nouveau paysage met fortement sous tension les acteurs européens du spatial, qui sont en majorité français. Ceux-ci font face aujourd’hui à une concurrence particulièrement agressive, que ce soit dans le domaine des lanceurs comme des systèmes orbitaux, avec des lignes de produits qu’ils doivent rapidement adapter au marché. Il en va de leur pérennité, un enjeu certes économique, mais aussi stratégique, car les mêmes industriels produisent les systèmes spatiaux civils et militaires.
Il importe donc de mettre en œuvre une politique spatiale orientée en faveur de l’industrie du secteur pour en maintenir la qualité et la vigueur, facteurs clefs pour permettre un accès autonome à l’espace et garantir la capacité à fournir des systèmes militaires, dont certains ont une dimension stratégique. C’est la ligne qui est tenue de longue date par la France et qui a permis de doter nos armées de capacités spatiales à la fois de hautes performances, et qui couvre un très large spectre (SATCOM, observation et écoute électronique), ce que peu de pays peuvent mettre en avant.
La faiblesse de l’effort public européen en faveur de l’espace comparé à celui des États-Unis interroge cependant. L’ensemble des budgets consacrés à l’espace par les pays européens est en effet environ six fois inférieur au budget spatial américain et, même ramené au PIB, il est encore cinq fois moins élevé. Dans le même temps, malgré son opacité, on sait que le budget spatial chinois est déjà important et ne cesse d’augmenter. Il est permis de douter, dans ces conditions, que l’Europe conserve ses positions dans le domaine spatial sans consentir à un effort financier accru.