Entretiens
6 juin 2024
BRICS+ : vers une recomposition de l’ordre international ?
Avec l’arrimage de l’Égypte, de l’Éthiopie, de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Iran au sein des BRICS début 2024, le groupe incarne aujourd’hui un ensemble d’États influents sur la scène internationale, représentant 46 % de la population mondiale et 29 % du PIB global. Alors que 2024 est synonyme d’année électorale importante pour plusieurs membres des BRICS, de nouveaux élargissements pourraient intervenir dans les prochaines années. Va-t-on vers un ordre international alternatif ? Quels sont les avantages stratégiques des BRICS+ ? Peuvent-ils incarner la voix du Sud global ? Entretien avec Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de l’économie indienne et du monde émergent.
Nouveau mandat pour Vladimir Poutine en Russie, revers historique pour le Congrès national africain (ANC) aux élections sud-africaines, victoire étriquée pour Narendra Modi en Inde, nouveaux scrutins à venir en Iran à la suite de la mort d’Ebrahim Raïssi et en Éthiopie… 2024 constitue une année électorale charnière pour de nombreux pays des BRICS+. Doit-on s’attendre à d’éventuelles répercussions de ces élections sur l’agenda international des États des BRICS+ ?
Ce serait fort possible car les BRICS+ forment un ensemble assez hétérogène. Il suffit, comme on l’a vu en Argentine, que Javier Milei, libéral proaméricain, soit élu pour sortir de ce groupe. Mais ce qui est intéressant, c’est de voir que, y compris avec les élections indiennes dont les résultats reconduisent Narendra Modi avec une petite majorité, la plupart des pays dit du « Sud Global » sont fondamentalement unis avec un fort consensus interne pour enfin s’affranchir de l’ordre international occidental dit de Bretton Woods. Il peut donc y avoir des alternances sans que cela remette en cause ce consensus très fort à une ou deux exceptions près. Et si certains voudraient que les BRICS+ soient un club anti-occidental confrontationnel, dans la réalité on voit bien qu’avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte qui ont intégré le groupe récemment, le consensus évoqué concerne davantage sur des positions de multi-alignement, un peu comme l’Inde qui s’est plutôt rapprochée des États-Unis ces derniers temps sans rompre ses relations avec la Russie par exemple. Pour l’instant en tout cas, les élections dans le monde en développement ne semblent pas remettre en cause ce consensus majoritaire au Sud, et je ne parle pas des fausses élections comme en Russie avec l’élection de Poutine.
Depuis l’élargissement des BRICS+ début 2024, quelle analyse peut-on délivrer sur l’expansion économique du groupe ? Quels sont ses forces et avantages stratégiques ?
On s’aperçoit que le mythe d’un groupement BRICS+ plus puissant que les économies occidentales et capable de renverser la table ne se vérifie pas, sans non plus que les BRICS+ soient un phénomène marginal pour l’évolution de l’économie mondiale. Ce que l’on observe, c’est que les BRICS+ sont plus un regroupement assez souple, issu d’une volonté politique des pays du Sud d’être pris au sérieux dans les enceintes internationales – dominées encore aujourd’hui très largement par le monde occidental – plutôt qu’un ordre mondial alternatif, sauf sans doute dans la tête de Moscou. En témoigne justement la présidence des BRICS assurée cette année par la Russie parce que le Brésil à la présidence du G20 et ne pouvait assurer les deux. Quand on regarde la façon dont la Russie anime les sessions préparatoires du sommet de Kazan qui aura lieu en octobre, on remarque que l’agenda est relativement vide. Il n’y a quasiment pas de réunions, ni de décisions prises. Sur le plan monétaire par exemple, il y avait cette idée de monnaie commune, mais qui n’a pas avancée.
Cela rassure d’une certaine façon sur le fait que, au lieu d’aller vers un monde confrontationnel entre deux blocs, l’on se dirige plutôt vers une confrontation Sud-Nord mais à l’intérieur de l’architecture internationale existante et notamment autour d’institutions qu’il s’agit de réformer comme le Fond monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale largement dominés par les pays occidentaux encore à la différence des Nations unies où se retrouvent beaucoup plus les pays du Sud.
Il faut cependant noter que l’entrée de l’Arabie saoudite, de l’Iran ou des Émirats arabes unis tend à renforcer une certaine « cartellisation du monde » sous le parapluie des BRICS dans les domaines clés des matières premières, alimentaires, énergétiques et des métaux. Certains pays du Sud possèdent désormais un levier politique fort sur les matières premières critiques qu’ils revendiquent. Cela pose problème parce que la majorité des pays dits du Sud ne sont en réalité pas producteurs de ces matières premières. Ils risquent donc d’y avoir à l’intérieur du club des BRICS+, non pas un affrontement pour l’instant, mais une difficulté à trouver un point d’équilibre entre l’intérêt des pays producteurs et l’intérêt des pays consommateurs. À titre d’exemple, l’Afrique, un des géants de demain dans les matières premières, est courtisée par la Chine mais aussi par la Russie et les pays du Golfe. Tout le jeu pour ce continent va être d’éviter de tomber dans la dépendance vis-à-vis de ce cartel.
Alors que la Thaïlande a déposé il y a peu sa candidature pour rejoindre les BRICS+ et que de nombreux pays comme le Mexique, l’Algérie ou la Turquie pourraient rejoindre le groupe, quels sont les horizons possibles pour les BRICS+ ? Peuvent-ils incarner de façon homogène la voix dite du « Sud global » ?
Il semble peu probable que l’on s’achemine non seulement vers une organisation structurée des BRICS+, mais aussi vers une capacité du club à être « LE » porte-parole des pays du Sud. La raison en est qu’une majorité de pays sont plutôt sur des positions de multialignement, de double jeu entre les pays occidentaux et les puissances émergentes ou réémergentes du Sud au sens large de Russie comprise. L’immense majorité du monde en développement ne souhaite pas tomber dans une dépendance qui serait russo-chinoise par exemple. Ceux qui ont donné pendant la guerre froide, comme l’Angola, s’en mordent aujourd’hui les doigts. L’élargissement des BRICS qui va se poursuivre – mais très probablement à vitesse modérée – dilue relativement le pouvoir dans l’organisation et empêche un groupe de prendre l’ascendant. Ceci explique qu’on aille si lentement sur la question d’une alternative monétaire au dollar, ou bien encore dans les décaissements effectifs de la banque des BRICS pourtant dirigée désormais par une brésilienne.
On irait ainsi plutôt vers ce qui pourrait être qualifié de forum de rencontre et notamment un forum pré-G20 – puisque l’habitude a été prise par les BRICS de se réunir avant chaque G20 – ou autre sommet international important, avec l’objectif d’harmoniser les positions du Sud et de peser collectivement sur les décisions comme le faisaient d’ailleurs les pays du G7. Il est donc plutôt positif d’avoir un élargissement des BRICS à des pays qui représentent des visions et des intérêts un peu différents des cinq pays fondateurs, comme l’Algérie, l’Indonésie, le Viêtnam ou la Thaïlande qui semble sérieuse dans sa candidature. Il sera aussi intéressant d’observer si l’élection de la nouvelle présidente du Mexique infléchit la réflexion du pays dans son souhait de rejoindre le club alors que les États-Unis y sont totalement opposés.
Dans les quatre scénarii possibles décrits par le chercheur français Julien Vercueil, il semble que l’on se dirige vers un scénario de poursuite de l’expansion des BRICS plutôt que vers son éclatement et son déclin, comme certains le pensaient. Mais dans ce scénario d’expansion, plutôt que d’aller vers un découpage de l’économie mondiale entre le Sud et le Nord, on se tournerait vers une contestation croissante conduisant progressivement à des réformes de l’ordre économique mondial. Cela semble être le scénario le plus probable compte tenu de la façon dont le premier élargissement s’est fait. Le second élargissement ne se fera peut-être pas en 2024 parce que l’Inde et le Brésil n’y sont pas très favorables. Les pays qui ont fait acte de candidature vont donc certainement devoir attendre 2025. Mais qu’est-ce qu’une année quand on parle de réformer l’architecture du monde…