Arctique, (re)fonte stratégique

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  • Par le Cdt Nemtchenko, D2 (FRA), stagiaire à l’Ecole de guerre

    Par le Cdt Nemtchenko, D2 (FRA), stagiaire à l’Ecole de guerre

Si le réchauffement climatique a des conséquences environnementales évidentes, il est aussi la « cause » d’un regain d’intérêt stratégique majeur. L’Arctique, autrefois frontière septentrionale de l’humanité, n’est plus l’espace vierge réservé aux seuls explorateurs et scientifiques. En plus des cinq Etats(1) ayant un pied au-delà du 66ème parallèle (frontière des zones hyperboréennes), la plupart des autres nations, les grandes compagnies pétrolières, minières, ou encore les armateurs, considèrent la zone boréale avec avidité.
Ces intérêts tant stratégiques qu’économiques, dans un contexte écologique fragile, peuvent susciter quelques interrogations. Le cadre juridique mal défini ne peut garantir la fin des litiges interétatiques, pas plus qui ne peut garantir la sécurité dans cette zone.

Des intérêts stratégiques majeurs

La vitesse de fonte de la calotte polaire varie selon les estimations. Selon certains scientifiques, le pôle nord sera dépourvu de glace en été dès 2050. D’autres voix moins alarmistes tablent sur 2100(2).
Ce bouleversement climatique suscite logiquement la convoitise des richesses auxquelles il permettrait d’accéder à plus ou moins long terme. Il s’agit principalement de ressources naturelles stratégiques comme les hydrocarbures, de nombreux minerais : cuivre, argent, uranium, phosphore, or ; le poisson, les forêts arctiques canadiennes et russes, et bien sur des quantités non négligeables d’eau douce.
Avec des gisements exploités en mers de Barents et de Beaufort, dans la baie de Baffin comme le long du Groenland ou près des îles Svalbard, les hydrocarbures sont la première des ressources considérées. Donnant une estimation de 13% des stocks mondiaux de pétrole et 30% de ceux de gaz, l’étude effectuée par l’Institut d’étude géologique américaine (USGS)(3) est perçue par de grands groupes pétroliers comme nettement sous évaluée. De ces potentielles ressources, 84% seraient situées dans les Zones Economiques Exclusives -ZEE- des cinq Etats riverains (Canada, Russie, USA, Norvège et Danemark).
D’ores et déjà, certaines de ces nations ont demandé l’extension de leur ZEE, du droit de la mer, pour s’assurer la possession de ces richesses mal évaluées. Seuls les États-Unis, n’ayant pas ratifié la convention de l’UNCLOS, ne sont pas en mesure de faire une telle demande. Il faut par ailleurs garder à l’esprit que l’exploitation de nouveaux champs d’hydrocarbures au large nécessiterait, comme c’est déjà le cas pour certains, des montages financiers multinationaux afin de répartir les coûts colossaux de ce genre d’investissement. Pour la zone de Shtokman en Russie, Gazprom s’est associé avec Total et Statoil pour partager les coûts et les risques prohibitifs d’une exploitation pétrolière dans des zones particulièrement hostiles.
En effet, si le réchauffement climatique facilitera les forages off-shore, il risque aussi de gravement mettre en péril les sites continentaux par la fonte excessive du pergélisol (sol gelé sur plus de 500m de profondeur en zones polaire).

Les intérêts de l’Arctique

Les richesses minérales, comme les diamants, sont aussi une des mannes qu’offre l’Arctique. Pour l’instant principalement exploitées sur les terres du grand nord, l’évolution des techniques permet d’imaginer de futures extractions des nodules sous-marins à partir de plateforme off-shore. Plusieurs nations travaillent sur des solutions d’extractions en conditions extrêmes.
D’autres domaines pourraient, avec la fonte de la calotte glaciaire, s’avérer d’un intérêt crucial. L’océan arctique possède en effet environ 70% des réserves de poissons blancs, ce qui laisse imaginer les possibilités de développement de la pisciculture.
Sur terre, les surfaces boisées représentent plus de 38% des forêts mondiales et génèrent la principale source de revenus des populations autochtones.
Si le réchauffement climatique augmentera significativement les capacités d’exploitation en Arctique, d’autres domaines pourraient, à terme, cristalliser les attentions : le tourisme arctique, la navigation polaire et l’eau douce.
Le tourisme est déjà développé pour les admirateurs de Jack London. Des conditions plus clémentes pourraient banaliser croisières et autres treks nordiques.

Voyage en Arctique

Pour la première fois, le 8 août 2013, un cargo du consortium chinois Cosco partait de Dalian pour rejoindre Rotterdam 35 jours plus tard en passant le long des côtes nord de la Russie. 35 jours au lieu des 45 prévus en passant par le canal de Suez. Si cette « première » semble clairement un coup médiatique orchestré par l’affréteur et soutenu par un gouvernement chinois directement intéressé (la Chine ayant demandé le rôle d’observateur au Conseil de l’Arctique), elle démontre l’intérêt substantiel que représente l’ouverture des passages Nord et Nord-Ouest à la navigation commerciale. Le gouvernement russe a d’ailleurs octroyé 8 fois plus de droits de passage dans ses eaux territoriales en 2012 que les années précédentes et a également mis sa flotte de brise-glaces au service des armateurs.
De nombreuses études montrent les enjeux financiers des voies de navigations nord(4). Les économies générées se chiffreraient en milliards de dollars par an pour l’industrie maritime.

L’eau douce, véritable enjeu

Dans le contexte du réchauffement climatique, il demeure un champ de tensions potentielles, l’eau douce.
Bien peu de recherches ont été menées sur ce sujet, même si certaines voix écologistes tentent d’attirer l’attention. Les régions périphériques de l’Himalaya, les pôles Nord et Sud sont bien entendu des zones qui focaliseront l’attention dans un monde marqué par la progression continue des zones désertiques et de la déforestation.
Cet enjeu, même s’il ne paraît pas être au centre des préoccupations des instances internationales comme le conseil de l’Arctique, ou même l’ONU, pourrait constituer le terreau d’un nouvel arbre de discorde.

Multiplicité et interdépendances des acteurs

Toutes ces richesses aiguisent l’appétit de bien des acteurs. Ces aspirations sont d’autant plus audibles que le cadre juridique et les disputes territoriales ne permettent guère une vision claire et précise de ce qui est autorisé ou pas.
La position stratégique de l’Arctique comme ses ressources le place au centre des intérêts des États comme de celui des compagnies multinationales.
En effet, le recul des glaces a régénéré des antagonismes en sommeil entre des voisins pourtant alliés : le Canada avec les USA et le Danemark, ce dernier et la Norvège.
Ces querelles territoriales, risquent fort de fragiliser un bloc otanien qui ne s’est jamais préparé aux risques du grand Nord avant les déclarations du Secrétaire Général Rasmussen en 2011 sur les menaces boréales.

La course pour l’Arctique, les investissements

Le Danemark, concerné par l’Arctique au travers de leur possession groenlandaise et de leur double appartenance à l’OTAN et à l’Union européenne (UE) est confronté à un concurrent nouveau, la Chine. Ce nouveau venu, investissant massivement au Groenland, pourrait financer indirectement les volontés autonomistes des populations autochtones.
Le gouvernement chinois, de par son rapprochement du conseil de l’Arctique, ses visites officielles dans les pays nordiques et son programme de brise-glaces, montre bien que l’intérêt pour les immenses possibilités du grand Nord dépasse largement les cinq nations riveraines. En réalité, toutes les nations, comme la plupart des grandes multinationales industrielles peuvent avoir voix au chapitre tant les lois de la mer et de la territorialité sont floues au delà du 66ème parallèle. Et quand bien même une nouvelle convention de Montego Bay plus coercitive serait ratifiée, quelle nation ou coalition pourrait assurer le respect de son application ?
Les États-Unis ont hypothéqué leur capacité d’intervention dans les eaux froides de l’Arctique en abandonnant leur flotte de brise-glaces. Les Canadiens, bien que mieux équipés et préparés pour les conditions extrêmes que leurs voisins, n’ont pas la puissance militaire pour jouer le rôle de leader dans une hypothétique coalition.

La Russie, au cœur du pôle Nord

Depuis 2001, la Russie semble avoir défini une stratégie arctique. En effet, dès cette date le gouvernement russe soumet à l’UNCLOS une requête pour obtenir une extension de ses ZEE jusqu’au pôle Nord, demande rejetée par le comité scientifique de l’UNCLOS en 2011. En parallèle, les Russes continue à développer sa flotte de brise-glaces à propulsion nucléaire, avec en point d’orgue le projet Arktika 2017, machine révolutionnaire ouvrant de nouvelles perspectives dans l’exploitation des routes maritimes de l’Arctique.
En 2007, en marge des déclarations du président Poutine sur sa volonté d’être à la tête de la première puissance du monde arctique, le drapeau russe planté sur le fond de l’océan au pôle Nord n’a pas suscité de réactions majeures chez les autres voisins boréaux.
Tout autant que les nations, les entreprises développent de nouvelles technologies pour ne pas rater le « Polar Express » qui pourraient leurs garantir une certaine prospérité. Les intérêts communs de ces groupes et des pays riverains sont potentiellement source de certains risques.

La somme de toutes les peurs

Une longue liste de menaces affecte la zone boréale. Ces risques sont si nombreux qu’il serait présomptueux d’en établir une cartographie précise. Toutefois, certains sont prégnants et trouvent dans le contexte actuel, des racines profondes.
Ces litiges peuvent se classer en trois catégories : les différends frontaliers, l’exploitation des nouvelles voies maritimes avec ou sans passages sans entrave, et enfin l’appropriation pure et simple de tout ou partie de l’océan arctique par un des Etats riverains.
Si la première source de litige ne semble pas pouvoir mener à autre chose que des joutes verbales au Conseil de Sécurité des Nations Unies ou des tentatives d’intimidations, les deux autres pourraient tout à fait dégénérer en une nouvelle guerre froide voire en conflits périphériques.
L’exploitation des routes maritimes nord et des différents détroits qu’elles comportent par le Canada ou la Russie comme moyens d’embargo ou de pression risque fort de faire grincer des dents.
Encore une fois, la convention de Montego Bay comme les particularités de la topographie arctique ne permettront pas un arbitrage simple.
Le positionnement agressif russe de 2007, déclarant que le pôle Nord était russe et la réponse canadienne rappelant les paroles de l’hymne nationale « …keep the true Pole strong and free… » pourraient bien être les premiers indicateurs de tensions à venir.

Quelle Défense pour l’Arctique ?

Sur le volet strictement militaire, depuis cette même année 2007, le Canada, la Russie, la Norvège et l’Otan ont tour à tour conduit des exercices plus ou moins importants dans les régions hyperboréennes.
Aucune nations, ni même alliance ne pourraient aujourd’hui techniquement mais surtout financièrement garantir la sécurité en Arctique et encore moins y mener une guerre. De la même manière que l’exploitation des ressources dans les conditions extrêmes du grand Nord sont aujourd’hui limitées par les capacités techniques, des armées ultra modernes et techno-dépendantes se trouveraient bien en peine de mener leurs actions dans le spectre complet que le politique leur demanderaient de couvrir.
L’exploitation des ressources naturelles pourraient tout aussi bien représenter la base d’un autre type de conflit, la guérilla.
En effet, le peu de considération des 5 Etats arctiques pour les peuples autochtones comme le manque de conscience écologique des différents exploitants industriels donnent d’ores-et-déjà lieu à certaines tensions. A titre d’exemple le positionnement inuit sur l’autonomie du Groenland pourrait donner des idées à d’autres.
Tchouktches, Evenks, Koriaks, Samis et autres Yupiks sont autant de peuples qui ont vu les « blancs » venir souiller leurs terres en exploitant leurs ressources et souvent sans considération pour leur croyance ou leur mode de vie. Le conseil de l’Arctique, où tous les peuples boréaux sont représentés, pourra servir de sas de décompression jusqu’à un certain point.
Bien que fort peu probable, un tel sc »nario ne doit pas pour autant, être totalement écarté, en particulier avec la destruction quasi inéluctable de l’habitat de ces populations d’une part et l’augmentation des sources de profit d’autre part.

D’autres risques

Du tourisme à l’ouverture des routes maritimes commerciales nord en passant par l’exploitation de toutes ces richesses, la menace de catastrophes écologiques majeures a déjà été théorisée, expliquée et a même fait l’objet de films. Toutefois, d’autres risques périphériques existent.
Au premier rang de ceux-ci se trouve le terrorisme écologique utilisant les sites existants comme point de départ ou encore l’augmentation du trafic maritime comme bombe flottante. Plusieurs indices laissent penser que ces modes d’actions pourraient être l’apanage de groupes terroristes, au même titre que l’empoisonnement de réserve d’eau douce ou le sabotage de plateformes.
En relation avec cette activité humaine croissante dans le grand Nord, des actes de piraterie, à l’instar de ceux du Golfe d’Aden devraient émerger. Les conditions particulières des zones arctiques nécessiteront une réponse adaptée que les Etats seuls ne pourront peut-être pas donner.

Quelles solutions ?

La multiplicité des acteurs nationaux comme transnationaux, la liste sans cesse plus longue des menaces, l’augmentation des activités militent en faveur de solutions sécuritaires garantissant la prévention des risques comme le traitement des menaces.
Afin d’appréhender la zone arctique dans toute sa complexité et sa fragilité, seule une approche holistique du problème peut proposer des solutions pérennes ; les Etats seuls ne pourront pas.
Scott Borgerson, dans son article du 15 Janvier 2013(5), appelait le gouvernement américains à prendre la tète d’un nouveau type de forum pour établir un traité innovant. Il semblerait que cet appel ait été entendu avec la parution d’un Stratégie Arctique pour les USA. Le secrétaire de la Défense, Chuck Hagel, en a dévoilé les grandes lignes le 22 novembre dernier, clarifiant le positionnement américain sur ce sujet(6). Il convient d’aller au-delà en associant tous les acteurs dans une approche globale.
L’approche globale prendrait ici tout son sens en associant, dès les phases prospectives, tous les acteurs étatiques, supranationaux et infranationaux. La solution ne peut venir que de la recherche d’un équilibre

Vers une sécurité collective globale

Jamais une région sur le globe n’a pu mieux représenter la somme de toutes les peurs que le pôle Nord.
Plus personne ne le conteste, l’Arctique se réchauffe rapidement, attisant les appétits financiers et stratégiques. Les hydrocarbures, les minerais, les voies maritimes, la pêche, les forêts ou encore le développement du tourisme, représentent autant d’opportunités que les États riverains ne peuvent laisser échapper. Mais ces intérêts, si vitaux soient-ils, ne doivent pas faire oublier les risques qu’ils induisent au nom du développement et de la marche inéluctable de l’évolution humaine. Si les problématiques du grand nord ne sont pas comprises et traitées globalement dès la source, en impliquant tous les acteurs de la région, le développement comme la sécurité de la région ne seront pas durables.
Tant que les litiges entre Etats ne seront pas résolus, les frontières et le droit non respectés, les conditions nécessaires à l’exploitation des opportunités économiques ne seront pas optimales, puisque subsisteront des zones d’ombres tant légales qu’opérationnelles. Même si des exemples positifs de coopération pacifique existent, comme l’accord de 2011 entre Moscou et Oslo concernant la mer de Barents, trop d’incertitudes et de possibles frictions demeurent. Il ne peut y avoir de solutions idéales sans avoir autour de la table, tous les acteurs, Etats, compagnie d’exploitation, armateurs, peuplades autochtones, organismes transnationaux…
La naissance d’un nouveau forum au format innovant où toutes les parties pourraient s’exprimer et être entendues tant sur les sujets financiers, écologiques que sécuritaires serait de nature à garantir à tous que ce nouvel Eden ne s’évapore pas.
Dans le domaine sécuritaire, le rapprochement des industries et des institutions militaires, comme c’est déjà le cas dans le cadre de la lutte anti-piraterie, représente sans doute une voie que les grands acteurs impliqués en Arctique ne peuvent plus ignorer. L’interdépendance des acteurs privés et publics devra faire naître une nouvelle forme de gouvernance où chacun aura son rôle et ses devoirs.

Article publié sur la proposition de l’Ecole de guerre.

(1) Canada, Danemark, Etats-Unis, Norvège et Russie.
(2 )Climate change in the north and the oil industry. Lysaker: The Fridtjof Nansen Institute, 2009, p.8.
(3) USGS fact sheet 2008 : Circum-Arctic Resource Appraisal: Estimates of Undiscovered Oil and Gas North of the Arctic Circle.
(4) New Trans-Arctic shipping routes navigable by midcentury, Laurence C. Smith1 and Scott R. Stephenson, PNAS.
(5) Foreign Affairs, JSTOR, p. 77.
(6) DoD Arctic Strategy, NOV 2013.