Entretiens / Asie-Pacifique
26 janvier 2024
60 ans après la reconnaissance de la République populaire de Chine par la France, une relation franco-chinoise en recherche d’équilibre ?
Le 27 janvier 2024 marquera le 60e anniversaire de la reconnaissance de la République populaire de Chine par la France et sera l’occasion pour les deux pays de communiquer sur leur coopération. Dans quel contexte cette reconnaissance en 1964 a-t-elle été établie ? Alors que cet anniversaire s’inscrit dans un contexte géopolitique instable et que les rapports de force entre les deux pays ont évolué, quel est l’état actuel de la coopération diplomatique, économique et culturelle entre la France et la Chine ? En quoi le développement de la relation bilatérale entre la France et la Chine s’inscrit-elle dans la stratégie française en Asie-Pacifique et quels en sont les enjeux ? Comment la relation sino-française est-elle susceptible d’évoluer à cet égard ? Le point avec Emmanuel Lincot, chercheur à l’IRIS, spécialiste d’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine.
Dans quel contexte la reconnaissance de la République populaire de Chine par la France en 1964 a-t-elle été établie ?
Cette reconnaissance est établie dans un contexte de guerre froide à une époque où le Général de Gaulle, enfin débarrassé du fardeau colonial, essaie d’ouvrir une troisième voie. Les Chinois ont de leur côté rompu leurs relations avec l’URSS et cherchent également des appuis. Enfin, il existe depuis la Conférence de Bandung en 1955 une volonté pour la Chine de se saisir du leadership tiers-mondiste, ce qui serait dommageable pour les intérêts français en Afrique notamment. Or quel meilleur moyen que d’en canaliser les dérives en reconnaissant Pékin ? C’est en lui coupant l’herbe sous le pied que cette reconnaissance de la République populaire est alors envisagée. Et à cet impératif de politique extérieure correspond aussi un autre objectif : mieux contrôler cette jeunesse française d’extrême-gauche, déjà prompte à la révolte et en rupture de ban vis-à-vis du Parti communiste français. Avec cette reconnaissance, c’est tout le romanesque d’une figure consensuelle, André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles qui, symboliquement parlant, établi un lien imaginaire entre sa propre génération et cette jeunesse acquise aux idées révolutionnaires inspirées par Pékin, nouvelle Mecque du communisme international opposée à Moscou. Last but not least, de Gaulle veut retrouver une plus grande latitude diplomatique par rapport à Washington, qu’il a soutenu sans faillir durant la crise qui a opposé, deux ans plus tôt, le monde occidental aux Soviétiques avec la crise des missiles à Cuba. Il sait en outre que Pékin est en mesure de se doter de l’arme nucléaire. Comment peut-on ne pas reconnaître un pays qui a la bombe ? Comment peut-on ne pas reconnaître un pays qui est alors peuplé de 600 millions d’habitants ? Cette reconnaissance a été précédée de voyages effectués par un certain nombre de personnalités. Le couple Sartre Beauvoir, mais aussi le parlementaire Edgard Faure ou l’acteur Gérard Philippe…Il existe une sympathie réelle des Français pour la Chine. Cette image plutôt favorable est liée à des relations déjà séculaires qui ont été notamment soutenues sous l’ancien régime par la médiation des jésuites. Elle contrebalance une image plus négative que colportent les anciens de l’Indochine qui ont dû combattre des communistes vietnamiens aidés des Chinois, mais aussi le clergé catholique qui, jusqu’à l’instauration du régime communiste en 1949, possède sur le continent chinois des diocèses ainsi que des biens immobiliers considérables dont la jouissance lui a été retirée, à la suite de l’expulsion de ses missionnaires et de ses prêtres. De Gaulle n’établit pas ces liens avec Pékin de gaieté de cœur pour autant. Il charge deux de ses fidèles (les généraux Pechkoff – le neveu de Maxime Gorki, rallié à la cause des Russes blancs puis celle de la France Libre – et Guillermaz – sinologue, grand spécialiste du Parti communiste chinois et futur fondateur de ce qui deviendra à l’École des hautes études en sciences sociales la première chaire des études chinoises contemporaines) d’annoncer à Tchang Kaï-chek lui-même, alors réfugié à Taïwan, sa décision. Initiateur de la politique française de la reconnaissance d’ « une seule Chine » (Pékin en l’occurrence) qui depuis soixante ans a été maintenue par Paris, il faut toutefois démystifier le poncif constamment rappelé par les Français et les Chinois selon lequel la France aurait été le premier pays occidental à reconnaître la République populaire de Chine. D’autres pays comme la Grande-Bretagne l’ont fait avant la France. La Révolution culturelle en Chine brisera net et durant près de dix ans l’amorce de ce premier rapprochement avec la France. Il faudra attendre plusieurs décennies et les années Jacques Chirac / Jiang Zemin pour que la relation bilatérale connaisse à la fin du XXe siècle une véritable embellie, et ce après avoir surmonté une crise majeure : celle des répressions de Tiananmen (1989) et la vente d’armes à Taïwan (Mirages 2000 et frégates Lafayette) initiée par François Mitterrand.
Rivalité sino-américaine, conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, influence de la Chine sur le continent africain, élections à Taiwan… cet anniversaire s’inscrit dans un contexte géopolitique instable. Alors que les rapports de force entre les deux pays ont changé, quel est l’état actuel de la coopération diplomatique, économique et culturelle entre la France et la Chine ?
Alors que l’anarchie semble être devenue la norme dans le monde, il est important de s’attacher à quelques dates anniversaires. Elles sont autant de repères. Celle de la reconnaissance de la République populaire de Chine en est une, mais il en est une autre qui sera célébrée en juin : le débarquement de Normandie. Ces dates donnent un cadre et de la respiration à un agenda international le plus souvent bousculé. Pour ce qui concerne la coopération franco-chinoise, elle est importante dans des domaines où la France excelle : aéronautique (songez que moyen-courrier chinois, le Comac 919, doit en grande partie son ingénierie à Safran et à Thalès…) avec la création d’une deuxième chaîne de montage d’Airbus à Tianjin, industries du luxe, agroalimentaire (ce dernier secteur exerçant une part encore insuffisante dans les échanges bilatéraux), éducation avec à Paris l’ouverture symbolique de la Maison de la Chine – Jardin de l’harmonie à la Cité universitaire (14e arrondissement), qui accueillera 300 étudiants sur le campus de la Cité universitaire. Toutefois, on le sait, cette relation est devenue asymétrique, car nettement déficitaire pour la France, l’importation à très court terme des voitures BYD sur le territoire européen mettant au défi toute une partie de notre industrie automobile, par exemple. La France, par souci d’équilibre, s’est davantage ouverte sur le plan économique à l’« autre » Chine : Taïwan. Dans ce contexte, elle accueillera dans la région de Dunkerque ProLogium, une usine très importante de batteries à électrolyte. Ce pragmatisme français dans le choix de ses partenaires corrobore une situation qui s’observe partout dans le monde : la poursuite des intérêts stratégiques des nations est le plus souvent aux antipodes de leurs intérêts économiques. Dans le cadre stratégique précisément, la France et la Chine maintiennent un dialogue qui est différent de celui de l’AUKUS et de Washington dont la posture, en revanche, est délibérément la recherche de la confrontation.
En quoi le développement de la relation bilatérale entre la France et la Chine s’inscrit-elle dans la stratégie française en Asie-Pacifique et quels en sont les enjeux ? Comment la relation sino-française est-elle susceptible d’évoluer à cet égard ?
L’innovation porte sur le dialogue stratégique entre le Théâtre Sud de l’Armée populaire de libération et le Commandement forces françaises en zone Asie Pacifique (ALPACI) afin de renforcer la coopération sécuritaire et régionale. Il faut y voir une logique inclusive vis-à-vis de la Chine. J’y vois aussi un revirement de la position française après le camouflet infligé par l’Australie, qui sous la pression de l’AUKUS a dénoncé la commande de sous-marins français. Par ailleurs, l’Indo-Pacifique comme le conçoivent les Français et les Européens n’exclue pas les partenariats économiques avec la Chine. C’est le principe du Global Gateway et pour la France une volonté d’établir une véritable coopération avec la Chine dans le domaine de la préservation de la biodiversité. Au reste, les deux pays s’engagent à poursuivre un haut niveau d’ambition dans la continuité de l’Appel de Pékin lancé en novembre 2019 et dans le cadre de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et de son Accord de Paris ; ainsi que du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal (dénommé ci-après « Cadre de Kunming-Montréal »), dont les deux parties saluent l’adoption lors de la deuxième partie de la Convention sur la diversité biologique (COP15). La Chine, assumant la présidence de la COP15 pour les deux ans à venir, entend travailler activement avec la France à la mise en œuvre totale et efficace du Cadre de Kunming-Montréal. En somme, la France souhaite conserver des relations coopératives avec la Chine, plus équilibrées, mais toutefois distancées vis-à-vis des choix stratégiques initiés par Washington à l’encontre de Pékin. Signe des temps : Xi Jinping doit effectuer une visite d’État en France dans les prochains mois.